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vendredi 27 juin 2025 :: Permalien
Publié dans Socialter n° 69, mai 2025.
L’écologie politique peut-elle s’apprendre ? Si oui, comment ? L’éducation populaire, monde associatif qui œuvre en dehors des sentiers battus, est un lieu de choix pour aborder les enjeux et les actions à mener dans les luttes écologiques. Encore faut-il qu’elle y soit sensible. Nouvelles pédagogies ou transformation politique au quotidien ? Entretien avec Irène Pereira, philosophe, et Guillaume Sabin, ethnologue, sur les confluences entre écologie politique et éducation populaire.
Vous avez tous les deux travaillé dans le milieu de l’éducation populaire : comment expliquer que l’écologie politique soit encore peu visible au sein de ce mouvement ?
Guillaume Sabin. J’ai d’abord connu ce milieu en tant que jeune éducateur, salarié d’une association à Brest, puis lors d’une longue expérience en Amérique latine, notamment en Argentine. Or, dans le contexte latino-américain, l’éducation populaire est toujours couplée à la notion de mouvement social, et donc aux luttes environnementales.
La première fois que j’ai entendu parler d’Agenda 21 (« plan d’action » pour le XXIe siècle adopté au sommet de la Terre en 1992, NDLR), c’était du côté des mouvements paysans autochtones argentins qui se revendiquaient très clairement de l’éducation populaire. D’ailleurs, certaines personnes avaient été directement formées par le pédagogue brésilien Paulo Freire. Or en France, certaines organisations d’éducation populaire, en se concentrant sur des domaines très spécifiques, la jeunesse ou les loisirs, se sont déconnectées des luttes environnementales.
Irène Pereira. Comme le souligne Guillaume, les mouvements d’éducation populaire dans le contexte latino-américain et étatsunien se sont intéressés de longue date à l’écologisme des pauvres, puis à l’« éco-pédagogie » à la suite de Paulo Freire.
En France, des personnes dans le mouvement associatif ont pu être influencées par des penseurs comme André Gorz ou Françoise d’Eaubonnedès les années 1960, mais l’intersection entre justice sociale, racisme et environnement s’est faite plus tardivement. Par exemple, la notion de racisme environnemental, qu’on retrouve aujourd’hui dans certains dispositifs d’éducation populaire, n’a vraiment émergé que très récemment avec des personnalités comme Fatima Ouassak (lire Socialter n°62).
Plusieurs collectifs qui se revendiquent de l’éducation populaire – qu’il s’agisse de coopératives comme Le Pavé ou les Groupes de pédagogie et d’animation sociale, insistent sur l’importance de sensibiliser les participants aux affects, au soin (care), et à l’attention portée à son « milieu », comme vous l’écrivez Guillaume. Quel lien faites-vous entre ces pratiques et les luttes écologistes ?
G.S. Quand on parle d’environnement, on pense souvent aux « milieux naturels ». Les sorties se font en forêt, en montagne, à la mer… Mais l’approche environnementale telle que j’ai pu la pratiquer avec la pédagogie sociale, c’est celle plus générale du « dehors », qu’il soit rural ou urbain. Cela pousse à une forme d’attention aux choses et aux gens.
Ce type de pratiques pédagogiques – quand les enfants ou les adolescents prennent un bus pour aller au quartier voisin ou découvrent le quotidien d’un ouvrier du BTP, d’un pêcheur ou du boulanger – cela les invite à se soucier de l’environnement immédiat, humain et non humain. Ils se confrontent à l’altérité, à la réalité des injustices, aux modes de consommation, aux normes instituées.
Pourquoi les poubelles sont-elles ramassées plus souvent dans tel quartier en centre-ville et pas chez moi ? Prêter attention aux êtres et aux choses est une façon d’aller à rebours de tout ce qui constitue le monde capitaliste, qui incite à se désintéresser des conditions de vie, des modes de production, etc. Ainsi, sans le savoir, de nombreux mouvements écologistes font de l’éducation populaire et des mouvements d’éduc’ pop font de l’écologie politique.
Guillaume, dans Dévier, c’est plutôt le quotidien, la pratique manuelle et la façon de s’extraire des « normes » que vous mobilisez comme vecteurs d’éducation populaire…
G.S. Mon approche de l’écologie se fait plutôt au « ras de terre ». L’expression m’importe car elle implique la notion d’attention au monde et au non-vivant, créant une nouvelle écologie des relations : observer, écouter, récupérer, nouer des liens… Dans ce livre, j’ai partagé le quotidien de personnes ayant suivi la formation « Éducation populaire et transformation sociale » (cursus qu’il a coordonné entre 2015 et 2019 à l’Université de Rennes, NDLR).
Je montre comment elles agissent, fabriquent du lien et du collectif en adoptant d’autres modes de vie, pas tout à fait assujettis au travail discipliné, plus autonomes et refusant la hiérarchie. Ces individus, trentenaires ou plus âgés parfois, effectuent ce mouvement qui fonde certaines formes d’éducation populaire : une manière de remettre en cause la séparation du travail « manuel » et « intellectuel ». Leurs activités mobilisent sans cesse l’intelligence, la réflexivité, c’est d’ailleurs ce qui définit le bricolage et l’artisanat en général.
Cela passe par des gestes : auto-construire son habitat, s’essayer à de nouvelles activités, qui mobilisent le corps et l’esprit (cuisine, boulange, maraîchage, mécanique…). Ces activités nécessitent du temps : pour apprendre, entretenir des amitiés, se mobiliser contre des grands projets inutiles…
Quels sont selon vous les outils d’éducation populaire (on pense à l’arpentage ou les conférences gesticulées) qui vous semblent pertinents dans les luttes écologiques actuelles ?
G.S. Paulo Freire disait aussi qu’aucun système de domination ne supporterait que tous les dominés se mettent à dire « pourquoi ? ». Ainsi, lorsque les individus s’interrogent sur la pollution d’une rivière, d’une plage, d’une forêt et commencent à dérouler des fils, ils entrent dans cette logique d’enquête. Dans les luttes actuelles, on fait appel à des naturalistes, à des chercheurs, à des militants aguerris, on fait réseau, on mène une enquête, on problématise. Or, problématiser, c’est refuser le consensus, c’est poser des questions qui font mal.
L’enquête est à la fois corrosive et subversive, c’est un bon moyen de construire de l’égalité, car les gens parlent de leur situation, ils sont sujets d’une lutte, ce sont les premiers concernés et cela ne les empêche pas d’aller chercher des alliés. Beaucoup de luttes locales aujourd’hui produisent un nombre impressionnant d’enquêtes collectives ! C’est une expérience de mobilisation qui est relativement neuve et qui tient compte finalement du niveau d’instruction élevé de nos sociétés contemporaines.
I.P. Le mouvement féministe et ses pédagogies, avec les groupes de conscience et de parole, ont permis aussi de développer cette approche, de faire le constat que des expériences individuelles étaient aussi des expériences collectives et d’objectiver des situations. En passant par des éléments factuels, on peut les articuler avec d’autres formes de savoirs : artistiques, scientifiques, quotidiens, personnels.
G.S. Il ne faut en effet pas confondre le besoin d’éducation qui est énorme, avec le besoin « d’éducateurs » dont on peut se passer. Se mobiliser pour une lutte réactive une nécessité et un désir d’acquérir des compétences, de prêter attention à qui nous entoure : du savoir-faire du voisin au diagnostic des forces en présence, des alliés possibles… Je pense par exemple à des espaces de formation collective comme l’Atelier Paysan, où l’on construit des machines agricoles en copyleft. Chacune et chacun pourra expérimenter et à son tour devenir passeuse ou passeur de connaissances.
D’ailleurs, sur ce point, les Gilets jaunes sont un autre très bon exemple d’éducation populaire : personne n’est venu les éduquer, ils ont créé des connaissances à partir de leur expérience sur les ronds-points. Les cahiers de doléances nés de ce mouvement sont le témoignage d’une appropriation politique, d’un désir d’égalité… rien d’étonnant à ce que le pouvoir en place ne soit pas pressé de les rendre publics ! (Le 11 mars 2025, l’Assemblée nationale a adopté à l’unanimité une résolution demandant la diffusion et la restitution de ces cahiers, NDLR.)
Quels sont les défis de l’éducation populaire dans le contexte actuel de restriction des libertés, notamment dans l’espace public ?
G.S. Depuis la crise du Covid, les pédagogues de rue (qui pratiquent la pédagogie sociale, NDLR) doivent montrer patte blanche dans l’espace public qui est leur lieu de travail depuis trente ans et où ils n’avaient, jusqu’à présent, pas à se justifier de leur présence et des activités qu’ils y menaient.
Nous avons besoin de réinvestir l’espace public, car c’est un lieu crucial pour rencontrer des personnes en désaccord ou éloignées de nos cercles, de nos convictions, de nos univers. Ne pas le faire, c’est laisser s’installer les divisions que le modèle dominant affectionne tant. Un autre écueil serait de se dire qu’il suffirait que les gens aient pris conscience des inégalités ou des injustices pour qu’ils agissent. Or, il est nécessaire de passer de la pensée au geste, ça n’a rien de simple, cela nécessite de multiplier les expériences concrètes, de solidarité, d’apprentissages mutuels pour pouvoir réellement commencer à construire ce que pourrait être un monde post-capitaliste.
I.P. Je suis d’accord, il n’y a pas de lien mécanique entre la prise de conscience et l’action ! La conscientisation doit être suivie d’organisation, d’union, de coopération, de travail de la culture des mouvements sociaux. Franck Lepage et Christian Maurel (théoriciens et praticiens de l’éduc’ pop, NDLR), le rappelaient aussi : il faut travailler la dimension culturelle des mouvements. Et pour reprendre Gramsci, « tout rapport d’“hégémonie”est nécessairement un rapport éducatif ». L’enjeu maintenant est d’analyser les pédagogies mythifiantes de l’extrême droite et de produire des contre-pédagogies afin de les démythifier.
Clea Chakraverty
jeudi 26 juin 2025 :: Permalien
Publié dans lundimatin#479, le 13 juin 2025.
Cher David,
Quelle histoire quand même ! Quelle histoire que la tienne et celle de tes ami·e·s, j’allais écrire « ta bande », à laquelle je me sens plutôt fier d’appartenir. Je n’ai guère de mérite à cela, à part avoir pu, grâce à tes sollicitations, contribuer à l’édition de « tes » deux livres. Je mets « tes » entre guillemets non pas pour minimiser le tien, de mérite, mais parce que ces deux ouvrages sont, chacun à sa manière, l’aboutissement de cheminements collectifs. Comment aurait-il pu en aller autrement de Micropolitiques des groupes. Pour une écologie des pratiques collectives ? Vous aviez travaillé en groupe, justement, pour le rédiger, tâchant de tirer les leçons des situations vécues au cours d’années d’engagement.
Vous vous présentiez ainsi en introduction :
[…] Avoir quatorze ans en 1985 et être pris pour x ou y raisons dans une envie de « bouger », cela passait par où ? Par le hasard d’une rencontre dans un bar et une invitation à venir à la prochaine réunion ; par la musique et la scène alternative avec les Bérurier noir ; par un « positionnement » dans ce contexte des « années d’hiver », de Dallas et Dynastie, de Reagan et Thatcher ; par une réponse à la violence de l’institution scolaire et des contrôles policiers incessants ; par des images de révolution plein la tête, révolutions passées, victorieuses ou réprimées, – « Il pleut sur Santiago » –, présentes aussi avec les sandinistes du Nicaragua, « qui ne feront plus comme avant »… L’amorce passe par là mais la question demeure : où aller ? Une chose semble claire en tout cas : les vieilles et grandes organisations issues du mouvement ouvrier (syndicats, partis, coopératives) ne représentent plus grand chose et, si elles représentent encore quelque chose, c’est du point de vue des régulations du pouvoir. Les petites ou grandes ONG n’attirent guère davantage et paraissent segmentées, spécialisées et peu ou prou institutionnalisées. Un peu trop molles, en somme, par rapport à la folie qui traverse la tête. Il nous reste alors deux possibilités : créer par nous-mêmes notre propre organisation ou en rallier une parmi ce que l’on appelle couramment l’extrême gauche. Trop jeunes encore pour créer « notre » organisation, nous choisissons de débarquer chez les trotskistes, même si de Trotski et de la Quatrième Internationale, nous ne connaissons à peu près rien. Ce qui nous plaît, c’est le discours anticapitaliste et révolutionnaire. On ne comprend rien non plus à la « dialectique » qui a cours dans l’organisation à propos de l’Est et de l’Ouest, « où, quand même, in fine, il s’agit de défendre l’URSS face aux USA », ni à cette atmosphère de relatif ennui qui imbibe les locaux et les réunions. Mais on se dit, du haut de notre adolescence, que c’est sans doute normal car « faire de la politique, c’est du sérieux ». Après deux années où nos seules interventions dans la rue se résument à aller coller des affiches pour le parti, on commence vraiment à se dire que la politique c’est du sérieusement emmerdant. Une exclusion collective vient mettre un point final salutaire à cette première rencontre. (Micropolitique des groupes, p. 18)
Votre petite bande de jeunes passera ensuite par diverses étapes – d’abord VeGa, Verts pour une gauche alternative, puis les mobilisations de l’époque, influencées par les zapatistes et leur refus de la prise du pouvoir d’État, jusqu’à la création de groupes autonomes, le Collectif sans nom qui ouvre un Centre social à Bruxelles et le Collectif sans ticket qui va mener une lutte pour la gratuité des transports dans la capitale de l’Europe et ailleurs… Je ne cite ici que quelques étapes marquantes – quelques noms plus connus : qui voudra en savoir plus pourra se procurer Micropolitiques des groupes ou le lire en ligne.
Et puis en 2013, alors que tu étais en train de travailler à la mise en forme d’une longue enquête que tu avais menée dans les milieux populaires en Grande-Bretagne, et que tu t’étais accordé quelques jours de vacances avec Olivia ta compagne, « il » est arrivé. Je te laisse le dire :
Il est arrivé un 13 août. Le 13 août 2013… On est là ma compagne et moi à jouer sous un arbre. On n’est pas loin de Lerida, en Catalogne. Puis soudain au détour d’un mot, ça bugue, une baisse d’intensité : pouleeet…
« Ça va ? T’es tout pâle ! »
Là donc, sous un arbre. Il va nous surprendre et créer une bifurcation dans le temps de nos vies. Il va imposer sa chronologie. Désormais le 13 août marquera une date.
Une date de quoi ? D’anniversaire ? C’est encore trop tôt pour le dire. De naissance ? Sans doute. Accompagnée d’une petite mort intérieure. Il se présente comme une éruption volcanique, un monde indifférencié. Plus proche du chaos que d’Éros. Que s’est-il passé ?
Personne ne sait, même si beaucoup d’interprétations tenteront de le classer ou de l’expliquer. Personnellement, j’en appelle à une certaine ephexis, à une retenue dans l’interprétation. Tantôt on dira que tout a commencé par un mot tremblé, aussitôt suivi d’une baisse d’intensité radicale : « Je crois que je vais aller m’allonger. » Tantôt on qualifiera le phénomène de puissance inconnue qui vous entraîne jusqu’à des limites impensables. Une puissance capable de m’imposer deux ans en institution hospitalière et de me transformer en hémiplégique de gauche. Bien visé : mieux qu’à droite.
Ce sont les premières lignes de ton nouveau livre, qui sort cette semaine (encore un 13… cette fois-ci vendredi 13 juin – parions que celui-ci te, nous portera bonheur !) Ainsi, à peine dépassé le cap de la quarantaine, tu as bien failli y rester. Comme le raconte Olivia, dont les pages du journal intime viennent suppléer à ton « absence » momentanée, tu as d’abord été hospitalisé le lendemain à Lerida, non loin du camping où l’AVB, « accident de vie brutal », comme tu le nommeras plus tard envers et contre la nosographie dominante, t’a mis KO pour le compte. Par malheur, les soignants n’ont pas tout de suite compris la gravité de ton état, et le surlendemain, c’était le 15 août… « Foutu jour férié pendant lequel ils n’ont rien fait », dit Olivia. Ce n’est donc que le 16 que l’on t’a transporté en hélicoptère à Barcelone où tu as subi une très lourde opération.
Plusieurs de nos ami·e·s ont fait le voyage pour être à tes côtés dans ces moments terribles. Je n’en étais pas… Avec J., nous avions des nouvelles. Nous redoutions chaque coup de téléphone. Heureusement, tu as fini par te réveiller. Mal. Tu allais mal – comme tu le racontes (et Olivia aussi). Mais l’essentiel était sauvé : tu étais encore parmi nous, et Maïa l’amie de toujours pouvait chanter :
[…] Dire les machines rythmant le cœur
bien sûr comme une guerre… ça fait peur !
ça résonne, ça tonne dans la tête !
Dire la chronique d’un diagnostic :
ça prend des airs catastrophiques !
[…]
Mais madame la blouse blanche, savez-vous la lune est savante :
on le voit plein de blagues qui éclatent, toujours avec cet air un peu bravache !
Monsieur le docteur, j’ai le plaisir de vous annoncer le devenir :
celui qui est entre vos bras est un philosophe du rire !
Un Django Reinhardt avec des doigts cavalant un nomade, un complice du temps
« l’heure n’est pas aux chants funèbres
criant vers l’autre bout de la terre :
Il va se réveiller l’ami
malgré tous les diagnostics,
vous verrez avec quelle nouvelle musique ! »
Dire comme Frida, s’il n’a pas l’usage de ses pieds…
il aura bien l’élan des ailes pour marcher
Et nous chantons les heures les minutes les secondes
Oyé luna luna luna
ah si pouvaient galoper les chevaux du ciel !
chasser l’hiver des diagnostics redoutés
la tempête des cerveaux retournés
la terreur ne nous empêchera pas de rêver
avec le blues des infirmières et des aides-soignantes
les larmes scintillent et nous sommes riantes
L’ami ça se bat encore
ça s’élève, ça roule, ça titube,
ça se répand, c’est de la mauvaise graine,
ça pousse et ça verdit !
ça pousse partout entre nos jambes !
Aujourd’hui la lune est presque pleine
quelque chose résonne des brigades de Barcelone
et chaque signe est une aubaine
ça nous lacère de lignes de lumières
quand l’hôpital crie « Du fric pour l’hôpital public ! »
Nous on dit : on sait qu’il va s’en sortir !
Comme tu le racontes toi-même au fil des pages qui suivent, ce « nous » qui dit « on sait qu’il va s’en sortir » a joué un rôle extrêmement important dans ce que tu décris, non pas comme une guérison – au sens d’un « retour à la normale », quelque peu « diminué », toutefois, ainsi que les « normaux » considèrent trop souvent (la plupart du temps, il faut bien le reconnaître) les éclopés – mais plutôt comme une métamorphose. Car la bande ne t’a jamais lâché pendant ton hospitalisation dans un « centre de traumatologie et de revalidation » (CTR), puis durant les neuf mois suivants où tu suivais une « rééducation » dans un centre de jour. Ainsi, au CTR, les ami·e·s se relayaient quotidiennement pour t’apporter un bon plat chaud à partager… Je me souviens être venu une fois avec elleux – je ne sais plus précisément, on devait être quatre ou cinq. Notre présence détonnait dans le cadre froid de cette institution dont tu décris avec un humour féroce les manques, les insuffisances, comme aussi, parfois, les moments de joie partagée avec les autres « im-patients » (courses de chaises dans les couloirs et autres espiègleries).
Arrivé à ce point, cher David, je me retrouve un peu – comment dire, coincé ? Parce que ton livre est très difficile à résumer. Il est tissé de plusieurs fils qui s’entrecroisent, formant des motifs à la fois discrets et tous interdépendants. C’est bien sûr un récit, comme l’indique le titre, mais l’amie É. m’a dit, justement, qu’elle trouvait ce terme un peu réducteur. C’est un récit et c’est beaucoup plus qu’un récit : une réflexion lucide et sans concession sur l’institution hospitalière, sur la médecine, ses catégories, son vocabulaire du manque, de la privation, de la réduction – je n’ai guère envie de développer, tu le fais beaucoup mieux que moi –, puis sur l’« extérieur » (de l’institution) auquel il faudrait se (ré)adapter – alors que tout, ou quasiment tout s’y oppose, il faut lire tes descriptions de la vie « en rue », comme vous dites en Belgique, sur les passages piétons par exemple alors que, quelque peu ralenti par une jambe rétive, tu ne les traverses que de justesse avant que le feu des autos repasse au vert… ou dans les bus qui souvent ne marquent pas assez longtemps les arrêts pour te laisser le temps d’y accéder ou d’en sortir… Et cela sont les choses qui se voient (enfin, pour celleux qui veulent bien y prêter attention), mais il y a aussi ces questions de rythme, de fatigue. Et je ne parle pas des « surprises », comme tu dis si joliment. « Surprise : état de quelqu’un frappé par quelque chose d’inattendu […] en grec, épilambanein signifie “attaque surprise”, ce que la langue médicale a traduit par “épilepsie”. » Encore une conséquence de l’AVB – pardon, des conséquences, car si tu en as vécu, dis-tu, « une petite dizaine », elles étaient « très dissemblables, allant de l’agréable au fort déplaisant ». « En bon nosographe, [tu] les a[s] classées, décrites et nommées. » Et tu l’as fait comme toujours consciencieusement, précisément et surtout avec humour, comme lorsque tu nommes l’une d’entre elles Mohamed Ali… (oui, il y a aussi du swing dans ton écriture !) Je laisse tes lectrices et lecteurs, que j’espère nombreuses, les découvrir.
Ce qui m’impressionne vraiment, cher David, c’est que tu accompagnes chacune de ces péripéties quotidiennes plus ou moins heureuses ou fatigantes de réflexions politiques et/ou philosophiques. Tu donnes de la profondeur à ce qui aurait pu autrement passer pour banal et à cette fin, tu vas piocher tes références chez tes philosophes et penseuses préférées (sans tenter d’être exhaustif, je citerai Deleuze/Guattari, Foucault, Stengers, Nietzsche, William James, Bergson, Canguilhem…), mais aussi chez des écrivains et des poètes (Mahmoud Darwich, Virginia Woolf), des chercheuses en médecine, des anthropologues, des sociologues, des journalistes, etc. Et ce n’est pas pour la frime, hein, ces références sont toujours pertinentes. Une manière d’éclectisme fonctionnel, en somme. C’est bien pourquoi il est compliqué (pour moi, en tout cas), de synthétiser pareil essai. Et c’est aussi pourquoi je vais revenir à une citation de ton introduction, afin de donner une idée de ce que tu as voulu (et réussi à) faire avec ce livre. Tu disais donc, pour reprendre la fin de la citation précédente : « […] une puissance capable de m’imposer deux ans en institution hospitalière et de me transformer en hémiplégique de gauche. Bien visé : mieux qu’à droite. » Voici la suite :
Au fil du parcours, j’ai tenté tout à la fois d’explorer et de me réapproprier cette puissance. Elle portera plusieurs noms. Le « poulet » sera le premier. Il correspond au plus proche de l’événement – puis, j’ai tenté de le cerner de plus près avec des infinitifs, genre « irrupter » ou l’innommable « haiter ». Mais rien n’y a fait. Ces manières de le désigner n’ont pas tenu l’épreuve des versions du texte. À défaut de mieux, j’ai opté pour une solution a minima : l’événement sera donc désigné par « Z ». Cette simple vingt-sixième lettre de l’alphabet – avant de basculer dans autre chose – offre l’avantage de maintenir l’ephexis tout en créant ce bout de territoire qu’il s’agira de déployer. Tel un funambule j’essaierai, avec les voix qui vont m’accompagner, de tenir debout sur un mince fil soutenu par cette question : comment soigner la vie sans l’annuler comme vie ? Questions qui résonnent étrangement alors que j’écris, ce 21 décembre 2020, en plein deuxième confinement.
Depuis ce fil qui est le nôtre, il s’agira d’appréhender l’événement Z comme une expérience d’innovation positive du vivant et non seulement comme un acte d’amoindrissement. Cette perspective minoritaire est celle que je vais tenter peu à peu de construire et d’affirmer. Symétriquement, il s’agira de résister à la culture majoritaire dite « validiste ». Encore un fil délicat à maintenir : on n’entrera donc pas dans le marécage du négatif sans tracer ce que l’on appellera de nouvelles possibilités de vie.
Notre exploration s’articulera autour de trois traits : une figure, un cri, une vision pour demain.
Im-patient.
Fuck validisme !
S’affirmer comme singularité et force créatrice (hommage à Michel Foucault).
Beau programme que tu as développé à la façon qui est la tienne – sérieux, humour et esprit subversif. J’aurais pu en terminer là si l’amie É. ne m’avait pas fait remarquer voici quelques jours certain apparentement de ton texte – de ton expérience – avec Croire aux fauves, de Nastassja Martin. Je m’y suis aussitôt replongé et cela m’a aussi sauté aux yeux. Il y a beaucoup de résonances entre ces deux livres. Pas dans les causes des événements respectifs dont ils traitent, mais dans les effets, à l’évidence. Elle et un ours se sont rencontrés, et battus, quelque part dans les montagnes du Kamtchatka. Z t’a foudroyé au pied d’un arbre quelque part en Catalogne. Disparité des causes. Par contre, effets communs : un long parcours médical, avec les mêmes regards toujours déjà informés de spécialistes qui ne tardent pas à vous classer dans une de leurs catégories – avec froideur, sans empathie, au risque de vous faire encore plus mal. Puis ce sentiment d’avoir été propulsée quelque part hors du temps, ou plutôt dans un « entre-deux ». Et puis encore la question « qu’est-ce qui va se passer » plutôt que « qu’est-ce qui s’est passé ? » Je pense que ce n’est pas ici le lieu de développer la comparaison – les analogies, les résonances – entre vos deux livres. Je suppose que tu avais lu Croire aux fauves, non ? En tout cas, cela vaut la peine de le relire après ton livre, tu verras.
Pour ma part, je vais conclure cette missive par un bref extrait de Croire aux fauves que je mets en regard avec la conclusion de ton livre. Je pense que je peux me passer de commentaire.
Voici d’abord ce qu’écrit Nastassja Martin – ce passage suit celui de l’opération :
J’ai compris quelque chose d’important aujourd’hui. Guérir de ce combat n’est pas seulement un geste de métamorphose autocentrée. C’est un geste politique. Mon corps est devenu un territoire où des chirurgiennes occidentales dialoguent avec des ours sibériens. Ou plutôt, tentent d’établir un dialogue. Les relations qui se tissent au sein de ce petit pays qu’est devenu mon corps sont fragiles, délicates. C’est un pays volcanique, tout peut basculer à chaque instant. Notre travail, à elle, à moi, et à ce quelque chose d’indéfinissable que l’ours a déposé au fonds de mon corps, consiste désormais à « maintenir la communication ».
Je dis que rester en vie face à l’ours comme « face à ce qui vient » dans ce monde-ci, c’est accepter la reprise en forme de transformation structurelle. L’unicité qui nous fascine apparaît enfin pour ce qu’elle est, un leurre. La forme se reconstruit selon un schéma qui lui est propre mais avec des éléments qui sont, eux, tous exogènes.
À toi, maintenant (ce sont tes lignes de conclusion, p. 186) :
En un mot : « Les maladies sont à la fois privation et remaniement. »
Enfin, le dernier fil du nœud Z nous amène à ce « cadeau » spécial qu’il m’a fait, à savoir qu’il m’a offert non pas une mais deux perspectives sur mon existence. Celle qui me fait voir les points de vue et éprouver la chair des diverses parties de mon corps et leurs interactions. Et puis, je dispose aussi d’un point de vue m’offrant une plongée « dans les coins » de mon allure de vie précédente. Z m’a offert cette double perspective. Cette mobilité de la santé vers l’accident et retour. C’est en ce sens que je comprends et m’accorde avec la phrase de Nietzsche : les maladies et les accidents graves et douloureux « n’améliorent pas – mais je sais qu’ils approfondissent ».
Cher David, je t’embrasse et à très bientôt
Franz Himmelbauer
lundi 16 juin 2025 :: Permalien
Publié dans Ballast, avril 2025.
Non pas déserter, ni « tout plaquer », mais bel et bien dévier : tel est le dénominateur commun à l’ensemble des personnes, mais aussi et surtout des lieux dont Guillaume Sabin décrit la vie et retrace les parcours. Des fermes partagées aux hangars réinvestis en des lieux de production et de création collectifs, en passant par un skatepark autogéré sur une ancienne friche industrielle, il existe une infinité de manières de dévier de l’ordre capitaliste, du travail discipliné et de la hiérarchie bureaucratique qu’il impose. Mais chaque fois, il s’agit de partir du donné, c’est-à-dire souvent de très peu, pour « bricoler » un monde où les êtres et les objets ne sont plus captifs de la relation de prédation qu’impose l’économie capitaliste. À la ferme de Kerforner, comme à l’association Récup’R de Bordeaux, entre autres exemples, il s’agit toujours de sortir d’un régime de consommation pour adopter un régime de fabrication : « Faire, voilà la grande affaire ! » En effet, tout au long du livre, on voit des gens s’affairer et s’attabler, créer et cuisiner soi-même et avec les autres. Ainsi se forme, au fil des pages, un paysage varié de « milieux » où s’invente ce que l’auteur appelle, en écho à Jacques Rancière, une « économie de l’émancipation ». Mais le militant politique aguerri, plongé dans la bataille des idées et hanté par les questions stratégiques, ne manquera pas de soulever une question agacée : quid, dans tous ces lieux se situant aux lisières du monde capitaliste, de la Politique avec une majuscule ? Est-ce ainsi que l’on « transformera » le monde ? L’auteur l’assume pleinement : en écart vis-à-vis du fantasme de la prise de pouvoir, qui permettrait une transformation totale et immédiate de la société, et contre « le mythe des soudain », il plaide pour « d’autres transformations, aussi profondes et aussi radicales bien qu’insoumises aux soudain ». Autrement dit, c’est en travaillant dès maintenant à rompre avec les façons capitalistes de faire et de penser, fût-ce par de légers écarts pour commencer, que l’on pourra espérer l’avènement, dans un futur indéfini, d’une nouvelle manière d’être de l’humanité, plus juste et plus joyeuse.
A.C.
lundi 16 juin 2025 :: Permalien
Publié dans Ballast, mai 2025.
La société israélienne, l’une des plus militarisées du monde, compte 178 000 soldats de métier et un demi-million de réservistes sur une population totale de près de dix millions d’habitants. L’armée constitue un pilier de l’ordre social israélien. Le service national est obligatoire à partir de 18 ans : trois ans pour les hommes, deux ans pour les femmes, « à l’exception des Palestiniens citoyens d’Israël […] et de la plupart des Juifs haredim qui se consacrent à l’étude religieuse ». C’est dans ce contexte que, depuis 2008, Martin Barzilai va à la rencontre des refuznik, celles et ceux qui refusent de prendre les armes et qui « incarnent un point de rupture, une discontinuité dans une société pensée comme un bloc militariste monolithique où le service est pratiquement constitutif de la citoyenneté », dans la mesure où celui-ci conditionne l’accès au permis de conduire, à la sortie du territoire, etc. Leurs courts témoignages donnent à voir le regard de la société israélienne sur le processus de la colonisation de la Palestine – ou son absence de regard, comme l’explique Einat Gerlitz : « L’occupation ne peut exister que parce que nous vivons séparés des Palestiniens. Si vous vivez comme un Juif israélien normal, vous ne la sentez pas […] tant qu’on ne la voit pas de ses propres yeux, l’occupation semble très lointaine. » Les points de vue des refuznik sont variés : certain·es ne rejettent pas le projet sioniste tout en dénonçant les crimes commis par l’armée israélienne, quand d’autres critiquent ouvertement l’occupation des territoires palestiniens et s’engagent aux côtés des Palestiniens contre les destructions de maisons, les exactions des colons. La plupart alertent toutefois sur les dangers de la dérive du gouvernement et du poids des fondamentalistes en son sein. Refuser le service se paie cher : outre la prison, de quelques mois à deux ans, il faut aussi être prêt à subir le regard de la société et des proches. Et depuis le 7 octobre 2023, refuser le service militaire obligatoire est plus que jamais un affront.
L.
lundi 16 juin 2025 :: Permalien
Publié dans CQFD, juin 2025.
Wu Ming est un collectif de quelques auteurs italiens (3 à 5 selon les périodes) situés à gauche toute de l’échiquier politique. Via leurs ouvrages collectifs ou individuels, ils tentent de répondre à la prolifération des « fantasmes de complot ». On a rencontré l’un d’entre eux, Wu Ming 2, à l’occasion de son récent passage à Marseille.
« Ils ont tous les yeux pointés vers le ciel. Ici-bas, c’est trop dégueulasse. »
Martin Zanka, ufophile, Ovni 78, 2024
« Les théories du complot sont les ratés à l’allumage d’un instinct politique sain et légitime : la suspicion. »
Marcus Gilroy-Ware, cité dans Le Double, Naomi Klein, 2024
Tout a commencé en 1994. Une bande de joyeux drilles bolognais bien à gauche décident de créer une créature collective oscillant entre activisme, art et littérature : Luther Blisset. Cette signature pouvait être adoptée par quiconque désirait faire de l’agit-prop gauchiste, notamment des canulars médiatiques. Elle s’est autodétruite en 1999, laissant place à un collectif de cinq auteurs, Wu Ming (qui veut dire à la fois « anonyme » et « cinq » en chinois), lesquels ont signé de nombreux ouvrages, parfois ensemble, parfois en solo (sous les noms de Wu Ming 1, Wu Ming 2, etc.). Avec la même volonté que Luther Blisset : reprendre pied en matière de guerre culturelle, ne pas laisser le champ des imaginaires à l’extrême droite.
Le dernier ouvrage collectif de Wu Ming, Ovni 78, est un roman qui se déroule en Italie courant 1978, moment où les carottes semblent cuites pour les lendemains qui chantent. Alors que le pétillant et complexe « mai rampant » agitait la péninsule depuis 1968, l’enlèvement et l’assassinat en mai 1978 d’Aldo Moro par les Brigades rouges marquent la fin d’une ère politiquement combative où tout semblait possible, avec embrasement des rues. Wu Ming 2, alias Giovanni, à l’occasion d’une rencontre à la chouette librairie marseillaise L’Hydre à Mille Têtes, caractérise cette phase de reflusso [reflux]. Soit : « La vague du changement social qui s’arrête et se reconcentre sur la sphère privée. »
Le ciel comme consolation
Si cette chape de désillusion généralisée galope en arrière-fond d’Ovni 78, son cœur narratif se consacre à une passion émergente : les objets volants non identifiés. Les principaux personnages du roman sont en effet tous concernés par l’obsession de l’ufologie qui, cette année-là, touche l’Italie tout entière. Et pas qu’un peu, souligne Wu Ming 2 : « En 1978, il y a plus de 2 000 témoignages de visions d’ovnis, un record mondial. » Pléthore de citoyens certifient avoir été enlevés pour une balade galactique perturbante. Ou bien simplement avoir aperçu des astronefs bizarres aux lumières incroyables.
Alors que le pays se déchire politiquement, les yeux se lèvent vers le ciel. Comme le formule l’un des personnages du roman, c’est « une distraction dans une période noire pleine de sombres pensées ». D’où la multiplication de « rencontres » avec des visiteurs de l’espace, abordées de diverses manières. Les ufologues évoqués dans le récit sont ainsi de trempes différentes. Wu Ming 2 les divise en trois catégories principales :
• Les paranoïaques. Ceux-là pensent que l’État sait tout et que se trament de sombres machinations dans le ciel italien. Ils plongent tête la première dans le terrier de la conspiration multiforme.
• Les scientifiques. Pour chaque signalement d’ovni, ils dressent une analyse poussée des circonstances de la vision, découvrent bien souvent qu’il s’agit d’un ballon météo ou d’un délire éthylique.
• Les « ufophiles » : pour eux, les ovnis sont intéressants car non identifiés, merveilleux, en marge. Leur soif d’imaginaire les conduit à rêver cet ailleurs surgi sans crier gare. « Ils les aiment parce qu’ils ne sont pas identifiables », sourit Wu Ming 2, qui, on le sent bien, a un faible pour eux. Ces trois catégories sont évidemment poreuses, aux frontières malléables. Mais elles dessinent une cartographie qui rebat les cartes de la vision du complotisme comme uniforme et monomaniaque. Non, cette soif d’imaginaire n’est pas forcément une maladie politique. Encore faut-il ne pas la laisser aux mains exclusives des manieurs de passions tristes, aka l’extrême droite. C’était vrai hier, ça l’est toujours aujourd’hui.
L’ovni et le virus
L’inflation effrénée de ces rencontres du troisième type est, selon Wu Ming 2 et ses camarades, la résultante d’un trop-plein de surveillance. Dès le premier jour de l’enlèvement d’Aldo Moro, le 16 mars 1978, l’Italie est ainsi plongée dans la paranoïa étatique, avec lois spéciales et état d’urgence permanent. Une atmosphère qui confine les cerveaux et malaxe les imaginaires pendant et après les 55 jours de détention du président de la Démocratie chrétienne : « C’étaient des journées de délire, de légendes urbaines et de mythomanie contagieuse, alimentées par une information monothématique et par la paranoïa d’État », pose Ovni 78. Difficile de ne pas faire le rapprochement avec la période du confinement Covid, qui a vu les fantasmes de complot exploser. « Nous avons lancé l’écriture du roman en 2020 pendant la période du confinement, confirme Wu Ming 2, et il y a bien sûr des traits d’union entre le climat posé par l’urgence terroriste de 1978 et l’urgence sanitaire, il y a cinq ans. Pas seulement concernant cette exigence d’identification par des papiers dès que l’on sort dans la rue, mais aussi à un niveau social. Dans les deux cas, on devait toujours choisir un camp, par exemple sur la question des vaccins. Et la gauche en général a été incapable de se montrer critique du pouvoir, car il y avait la peur d’ouvrir la porte à “ces gens-là”, les complotistes qui croient des choses dangereuses. »
Pour les personnes engagées dans un cheminement conspi, cette porte close est un encouragement à continuer les recherches, la preuve que le système tout entier est dans le complot. Et pour l’extrême droite : une aubaine. « Le gouvernement fasciste au pouvoir en Italie est sorti tout droit de la période Covid, estime Wu Ming 2. Fratelli d’Italia était alors loin des cercles du pouvoir, et ses troupes ont exprimé des critiques que la soi-disant gauche ne portait pas, par peur de se compromettre avec les monstres. Or, les fascistes n’ont pas peur des monstres ; au contraire, ils les ont invités à leur table. »
Les ragondins de la discorde
Dans la galaxie Wu Ming, un auteur s’est particulièrement intéressé aux fantasmes de complot. Roberto, Wu Ming 1, a ainsi rédigé un livre fondamental pour qui s’intéresse aux graines néfastes semées par la rencontre entre théories conspis et diffusion accélérée par les réseaux sociaux : Q comme qomplot – comment les fantasmes de complot défendent le système (Lux). Essai fleuve, qui revient notamment sur les racines antisémites (toujours vivaces) du complotisme, le livre s’interroge aussi sur la déferlante Qanon aux États-Unis, ce mouvement d’extrême droite qui slalome entre théories sur les élites démocrates pédophiles voire pédocannibales (le fameux « pizzagate »), rejet du système et de la bureaucratie dans son ensemble (le « marais ») et paradoxale vision de Trump en sauveur de l’humanité. Wu Ming 1 y démontre également à quel point le debunkage ou fact-checking des fantasmes de complot n’est en rien un outil efficace pour enrayer la marée. Si cette méthode de contre-argumentaire est lancée sans réflexion plus globale sur les causes de la cata-conspi, elle s’insère dans le manichéisme eux contre nous et les positions se crispent d’autant plus.
Wu Ming 1 a récemment prolongé Q comme qomplot d’un texte revigorant, intitulé Quelque chose de grave se passe dans le ciel. Il y aborde les théories fumeuses ayant fleuri en Italie après les fortes pluies qui ont dévasté une partie de l’Émilie-Romagne en mai 2023. En gros : un bimoteur survolant la région de manière erratique aurait volontairement déréglé le climat. Mais le terreau pour en arriver à ces conclusions délirantes a été posé par les responsables locaux, qui se sont enferrés dans le déni de leurs responsabilités, notamment concernant la surartificialisation des terres ayant favorisé les inondations. Pour le maire de Ravenne, ville qui « détient le record régional de consommation du sol [avec] un total de plus de 7 000 hectares de sol artificialisé », les responsables de la catastrophe étaient plutôt… les ragondins. Oui, ceux qu’on appelle aussi les « myocastors » auraient creusé trop de trous dans les berges. Original. Quant au dérèglement climatique ou à la coupe sauvage des forêts riveraines, personne de haut placé pour les pointer du doigt : « Les narrations détournantes sont venues du haut vers le bas », estime l’écrivain italien. Wu Ming 1 rappelle aussi un point important : les fantasmes de complot s’appuient généralement sur un « noyau de vérité ». Dans le cas des inondations en Émilie-Romagne, il y a notamment la technique d’« ensemencement des nuages » que l’armée américaine a tenté de mettre en place dès 1946, pour des résultats peu probants. Les bidasses ricains l’ont ainsi mobilisé contre les combattants communistes au Vietnam, dès le début des années 1960 : « L’US Air Force a dispersé à plus de 2 200 reprises de l’iodure d’argent dans les nuages dans l’espoir de prolonger la saison des moussons et ainsi saboter les efforts de guerre des forces nord-vietnamiennes. » Révélée par les Pentagon Papers dans les années 1970, l’info fait scandale. Et explique en partie la popularité des théories portant sur les chemtrails, ces traînées d’avion dans le ciel qui seraient le signe d’une intoxication chimique décidée en haut lieu. Dernier point, et non des moindres, que rappelle Wu Ming 2 lors de sa présentation : « Les narrations tramant les fantasmes de complot ont une vraie beauté – la beauté de ce qui est terrible, qui t’étonne ». Dit autrement par Wu Ming 1 dans son texte sur les inondations de 2023 : « Toute description de sombres complots secrets est belle en tant que “début” du terrible, quelque chose qui nous terrorise, mais que nous pouvons encore contempler ; et aucune stratégie ne pourra empêcher la capture, le détournement et le gaspillage d’énergie par les fantasmes de complot si elle ne tient pas compte de ces deux aspects : leurs noyaux de vérité et leur terrible beauté. »
Reprendre la main, reprendre la plume
Avant Wu Ming, il y avait donc Luther Blisset, qui s’est notamment spécialisé dans les canulars médiatiques. Wu Ming 2 explique qu’à l’époque il s’agissait de proposer une suite au « ne hais pas le média, deviens le média » propagé par les plateformes de diffusion des idées de gauche radicale telles qu’Indymédia. À savoir : « Quand les médias te mentent, tu peux contre-attaquer avec des contre-narrations séduisantes mais mensongères, avant de tout révéler au public. »
« Être plus intelligent n’est pas notre objectif. Ce qu’on veut, c’est faire quelque chose ensemble, mobiliser au maximum »
Le canular le plus célèbre a été fabriqué par des adeptes de Luther Blisset dans le Latium, à partir de 1995. Le cœur de l’affaire : des supposés cas de satanisme impliquant messes noires gratinées et chasseurs de sorcières, sur la base de témoignages inventés. Une aubaine pour les médias locaux et nationaux qui ont relayé en grande pompe sans s’embarrasser de vérifications, avant que le collectif ne révèle la vérité et la tartufferie des médias avides d’histoires sanglantes. Leur objectif ? Opérer une « contre-information homéopathique ». Dont Wu Ming 1 décrivait ainsi le soubassement dans un entretien pour CQFD en 2021 : « À l’époque de Luther Blissett, nous sommes devenus les héros d’une histoire qui, une fois racontée, s’avérait beaucoup plus intéressante et plus attrayante que le fantasme de complot […] “Les gars ont berné les médias pendant un an avec une histoire inventée de secte satanique […]” Ça, c’est une putain d’histoire ! Et non seulement nous l’avons racontée, mais nous avons expliqué l’arrière-plan de chaque scène, et offert au public tous les outils nécessaires pour comprendre comment nous avions agi. Réenchantement et pensée critique, ensemble. » La période des canulars a ensuite laissé place à une autre forme d’intervention publique, elle aussi centrée sur ce doublon réenchantement/pensée critique : la création de fictions écrites. Wu Ming 2 explique que le passage à l’écriture s’est fait naturellement : « On racontait déjà des histoires, donc on a fini par se dire qu’on pouvait le faire aussi d’une façon littéraire, démythifier la figure de l’auteur. » Lors de la présentation, il explique que l’écriture collective et les réunions pour évaluer le travail de chacun sont la meilleure arme pour « vaincre les stéréotypes », ajoutant que la parodie est leur ennemie : « C’est un signe de faiblesse, qui consiste à dire “moi je suis plus intelligent que ça”. Or être plus intelligent n’est pas notre objectif. Ce qu’on veut, c’est faire quelque chose ensemble, mobiliser au maximum. » En des temps rudes pour les imaginaires généreux, Wu Ming 2 refuse de céder au pessimisme. Oui, les narrations du capital en bande organisée et de l’extrême droite (notamment ce fantasme de complot meurtrier qu’est la théorie du grand remplacement) ont le vent en poupe, mais eux arrivent quand même à « réunir des communautés » : « Il y a encore beaucoup de lieux où l’on peut se retrouver, discuter, échanger des histoires, s’organiser, construire une réponse ». Selon lui, il faut que se multiplient et s’agrègent les voix discordantes refusant les récits faisandés servant le pouvoir. Ce que rappelait Wu Ming 1 dans son entretien à CQFD : « Ce travail ne peut plus être le rôle d’une pseudo-avant-garde, d’un petit groupe de “spécialistes” de la communication. Nous devons réfléchir à un imaginaire collectif et à une intelligence diffuse, ainsi que nous les avons vus à l’œuvre dans les grandes révoltes des dernières années : dans les soulèvements mondiaux de 2011, le mouvement contre la loi Travail en 2016, les Gilets jaunes en 2018, la longue défense de la ZAD de Notre-Dame-des-Landes […] dans le mouvement NO TAV dans le val de Suse… Seuls des mouvements nouveaux […] peuvent prévenir les dérives individuelles puis tribales vers le complotisme. En s’appuyant sur les luttes anticapitalistes et sur les liens de solidarité pour combler l’espace laissé vacant par l’affaiblissement de la gauche, des syndicats et des bases politiques des mouvements, et que les fantasmes de complots occupent très facilement. » Vaste chantier. On s’y met ?
Émilien Bernard