Éditions Libertalia
> Blog & revue de presse
lundi 16 juin 2025 :: Permalien
Publié dans CQFD, décembre 2024.
Dans Femmes pédagogues, Grégory Chambat met à l’honneur l’engagement des femmes dans les combats pédagogiques du XIXe siècle à nos jours, souvent restés dans l’ombre. Militantes féministes et révolutionnaires, elles se battent contre le conservatisme scolaire et inventent d’autres manières d’apprendre.
Aux grands hommes, les grandes œuvres pédagogiques : Célestin Freinet et sa pédagogie de rupture, Francisco Ferrer et sa pédagogie libertaire… L’histoire des combats pour une autre école, même quand ils se veulent de gauche, reste empreinte de sexisme. Dans Femmes pédagogues (Libertalia, 2024), l’enseignant et syndicaliste Grégory Chambat, revient sur des figures oubliées des luttes pédagogiques pourtant à l’avant-garde des combats pour une éducation révolutionnaire.
Prêcheuses de révolution
Au début du XIXe siècle, alors que l’école est surtout réservée aux garçons et que l’éducation des filles est le plus souvent religieuse, la révolution de 1848 déclenche un foisonnement d’idées et de pratiques nouvelles en matière d’éducation, notamment entre les genres. Dans son programme d’éducation, l’Association fraternelle des instituteurs, institutrices et professeurs socialistes, très critique de l’école qu’elle qualifie de « casernement », pose les principes d’une éducation non genrée : il faut que « la femme, aussi bien que l’homme, soit élevée comme un être libre […]. Nous voulons que l’éducation ouvre librement à toutes comme à tous les carrières de l’industrie, de l’art et de la science ».
Visionnaire pour l’époque, cette conception de l’école est battue en brèche après le coup d’État de 1851, après lequel plus de 4 000 enseignant·es militant·es seront évincé·es de l’instruction publique. Deux enseignantes, Pauline Roland et Jeanne Deroin, paieront même le prix fort pour leur implication dans la révolution de 1848 : six mois de prison ferme. En signe de contre-révolution, le Parlement élève de 50 centimètres la « cloison séparative » qui scinde les salles de classe des écoles communales entre les filles d’un côté et les garçons de l’autre.
Malgré la répression, la remise en cause de l’ordre patriarcal continue pendant le Second Empire. Certaines femmes s’engagent dans l’éducation populaire et d’autres fondent des clubs pour s’instruire collectivement. Pendant la Commune, alors que des institutrices montent sur les barricades – à l’image de la glorieuse Louise Michel – aucune n’est conviée à la commission éducative créée dans la foulée. Cette dernière adopte, sans elles, la gratuité et la mixité à l’école.
« Les combats pour une autre école, même quand ils se veulent de gauche, reste empreints de sexisme »
Pour autant, les femmes pédagogues ne se découragent pas et s’engagent sur le terrain. L’institutrice Marie Manière ouvre un « atelier école » pour les filles. La militante Marie Verdure préfigure un projet de crèche laïque. Après la Semaine sanglante, nombre d’institutrices communardes sont condamnées, accusées par l’État d’avoir « usurpées dans les écoles les fonctions vénérées des sœurs de charité ».
Louise Michel est déportée en Kanaky : là-bas, elle fonde une école pour les enfants des banni·es. Plus tard, pendant son exil à Londres, elle ouvre une école anarchiste où parole et autorité sont partagées. Jusqu’à la fin de sa vie, elle conjuguera engagement révolutionnaire et enseignement, avec pour principe : « apprendre toujours, partager ce savoir, soulager la misère et pour cela prêcher la révolution ».
Après avoir maté la Commune, la IIIe République rétablit l’inégalité de salaires entre instituteurs et institutrices et cantonne les jeunes écolières de primaire « aux soins du ménage et aux ouvrages de femme »…
Vers l’avenir social
À la fin du XIXe siècle, alors que l’école est rendue laïque et obligatoire pour tous·tes, des femmes pédagogues continuent à faire vivre le flambeau d’une pédagogie libératrice, en dehors de l’école comme en son sein.
La militante et pédagogue libertaire Madeleine Vernet crée en 1906 l’Avenir social, un orphelinat fondé sur les principes d’un enseignement « intégral » : physique, manuel, intellectuel, artistique mais aussi social. « Nous les habituons à rendre de petits services, à utiliser leurs forces qui sont pour eux autant une distraction qu’un travail. » Critique de l’école de Jules Ferry, qui valorise chez les hommes la force et l’intelligence et qui « habitue la fillette à la vie passive, faite de docilité et de soumission », cet orphelinat mélange filles et garçons et leur donne les mêmes enseignements. Loin d’une expérience isolée, Vernet imagine un réseau d’orphelinats ouvriers proches des organisations militantes comme la CGT, auquel l’Avenir social est rattaché en 1912.
« Le syndicat milite pour l’enseignement obligatoire de la couture chez les garçons »
À la même période, des enseignantes comme Josette Cornec s’engagent dans le syndicalisme révolutionnaire. Alors que les syndicats enseignants sont interdits, elle participe à la création du syndicat du Finistère, proche du mouvement ouvrier qu’il soutient dans les grèves. Féministe, le syndicat milite pour l’enseignement obligatoire de la couture chez les garçons. Cornec critique cependant le « rôle effacé que les femmes jouent dans [ce] syndicat » et participe à la création de comités féministes où « les institutrices syndiquées s’y instruiront, s’y éduqueront mutuellement ».
Contre l’ignorance, des femmes libres
Alors que le temps des révolutions s’achève en France, c’est du côté de la Révolution espagnole de 1936 que l’étincelle pédagogique reprend vigueur. Les Mujeres Libres, nom d’une revue féministe qui milite pour l’enseignement des femmes, devient le nom d’un groupe féministe très engagé dans la révolution. D’après elles, les femmes souffrent d’un « triple esclavage : l’ignorance, la condition de productrice et de femelle ». Pour pallier l’ignorance – 60 % des femmes espagnoles ne savent ni lire ni écrire – les Mujeres Libres réquisitionnent des locaux et y tiennent des cours. Chaque groupe, en ville où à la campagne, se doit de créer un centre d’éducation « afin qu’il ne reste pas une seule campagne qui ne sache lire et écrire ». Au 65e jour de la révolution, preuve que l’auto-éducation des femmes fait œuvre de révolution, les Mujeres Libres « ne se contentent plus d’alphabétiser mais éduquent et forment politiquement des milliers de femmes ».
Au cours du XXe, d’autres figures, comme Rosa Luxemburg et son école du socialisme, ou Germaine Tillion et son action éducative anticoloniale pendant la guerre d’Algérie, ont marqué l’histoire de la pédagogie. Mais très souvent le pouvoir a guetté et réprimé ces femmes qui cherchaient à libérer l’enseignement des logiques de classe et de genre.
S’il n’est aujourd’hui plus question de séparer filles et garçons, l’enseignement vise rarement à rendre les rapports entre les genres égaux. Seul 15 % des élèves ont des cours d’éducation sexuelle et les tentatives pour généraliser son enseignement se heurtent souvent au camp réactionnaire. Dernier exemple en date : le syndicat Parents vigilants et le Syndicat de la famille y déplorent, dans une pétition publiée ce mois-ci au JDD, « l’idéologie du genre » et « l’influence woke »...
Étienne Jallot
vendredi 30 mai 2025 :: Permalien
Publié dans L’Anticapitaliste, le 28 mai 2025.
Avec ce volume qui comprend 15 entretiens réalisés en 2023 et en 2024, avant et après le 7-Octobre, Martin Barzilai poursuit son œuvre commencée en 2017 avec Refuzniks. Dire non à l’armée en Israël (Libertalia).
« Celles et ceux que j’ai pu rencontrer au début de mon travail en 2008 et 2009 ont parfois quitté le pays, dégoûtés. D’autres continuent de lutter tant bien que mal », écrit-il aujourd’hui dans son avant-propos. Car depuis un an et demi « ceux qui refusent s’exposent plus que jamais à l’ostracisme ».
Une dissidence ostracisée
À contre-courant d’un consensus militariste constitutif d’un État israélien construit sur la force des armes, dans cet ouvrage photographique et documentaire, Martin Barzilai donne la parole à celles et ceux qui refusent de servir dans l’armée. En petit nombre, marginaliséEs, exposéEs à l’isolement ou à la prison, ces jeunes que l’on appelle « refuzniks » s’opposent à une société qui érige le service militaire en norme civique et morale.
En quinze portraits sensibles, composés de photographies et de récits, Nous refusons met en lumière une dissidence qui fait l’objet d’une omerta générale dans la société israélienne. Chaque trajectoire est singulière : certainEs dénoncent l’occupation, d’autres rejettent plus largement la structure raciste de l’État ou refusent d’être les rouages d’un appareil militaire oppressif. Dans tous les cas, il s’agit d’une rupture avec la logique d’un État fondé sur la domination.
Des voix précieuses
Préfacé par le cinéaste Eyal Sivan, Nous refusons restitue avec rigueur, pudeur et justesse les visages d’une rupture minoritaire – qui n’est pas toujours dénuée de contradictions. Ces refus sont parfois discrets et douloureux. L’engagement qu’ils supposent est immense compte tenu des conséquences sociales, familiales et judiciaires.
Cette dissidence marginale ne peut à elle seule dessiner des perspectives de justice pour la Palestine – et rien ne laisse présager aujourd’hui qu’elle puisse s’élargir sans un bouleversement extérieur. Mais en temps de guerre totale où toute critique de l’armée devient suspecte, ces voix sont précieuses.
Olivier Lek Lafferrière
vendredi 30 mai 2025 :: Permalien
Publié dans Libération n° 13599 du 29 mars 2025.
Saviez-vous qu’en 1953 la commission responsable des manuels scolaires pour l’État de l’Indiana a tenté d’interdire en bibliothèque les livres traitant de Robin des bois au motif que ceux-ci diffuseraient des « idées communistes » ? Et que, quatre ans plus tard, Ayn Rand, une des théoriciennes du libertarianisme, a mis en scène dans son roman La Grève un entrepreneur qui, pour résister à l’administration fédérale et à un État-providence assimilé à une forme de collectivisme soviétique, organisait l’attaque des convois maritimes d’assistance à l’Europe, afin de redistribuer aux patrons américains spoliés par les impôts sur le revenu ? Le hors-la-loi de Sherwood prenait aux riches pour donner aux pauvres. « Eh bien moi, dit l’entrepreneur, je prends aux pauvres et je donne aux riches qui produisent ce que les pauvres leur ont volé. » On est loin des « opérations Robin des bois » de la fédération mines et énergie de la CGT qui, en 2004, visait au « rétablissement du courant dans les foyers privés d’électricité en raison de factures impayées » ! Un point commun pourtant à Ayn Rand et à la CGT : la référence à Robin des bois. Dans ce petit livre alerte et très informé, trois spécialistes du médiévalisme nous prouvent que l’étude des formes contemporaines du Moyen Âge est aussi une façon originale de saisir les enjeux politiques et sociaux d’époque qui, pour mieux se comprendre elle-même, ont dû faire le détour par la forêt de Sherwood.
S. V.
vendredi 30 mai 2025 :: Permalien
Publié sur En attendant Nadeau, le 18 février 2025.
Publiée en édition bilingue (arabe/français), Que ma mort apporte l’espoir. Poèmes de Gaza prolonge une dynamique éditoriale qui a vu paraître plusieurs anthologies de poésie palestinienne ces dernières années. Son titre prend appui sur un vers du désormais célèbre poème « Si je dois mourir » du poète gazaoui Refaat Elareer, assassiné par une frappe israélienne en décembre 2023. À l’heure où Gaza tente de survivre au milieu des massacres, des arrestations et des destructions, cette anthologie restitue le souffle d’une terre où poésie rime toujours avec présence et résilience.
La dernière décennie a montré la preuve d’un intérêt indéniable pour cette poésie et d’une dynamique de traduction qui se confirme également au niveau des recueils individuels. Parmi ces publications, on peut citer notamment l’anthologie bilingue Interludes poétiques de Palestine (Le Temps des Cerises/Maison de la Poésie Rhône-Alpes, 2019), l’Anthologie de la poésie palestinienne d’aujourd’hui d’Abdellatif Laâbi (Seuil, coll. « Points », 2022) ou plus récemment Le cri de Gaza. 19 poètes de Gaza et de Palestine (Le Merle moqueur, 2024).
Dans sa préface à ce volume, la traductrice, Nada Yafi, rappelle que « la pensée poétique est à sa manière un acte de résistance, qui s’oppose à la volonté d’annihiler un peuple, une patrie ». Soulignant la diversité des profils et des voix poétiques de Gaza, Yafi note à quel point le territoire palestinien est devenu emblématique de la Palestine et indissociable d’une poésie se lisant désormais comme « un message qui transcende la mort ».
Les poèmes du recueil sont divisés en deux parties : ceux écrits après l’offensive israélienne consécutive à l’attaque du 7 octobre 2023 et où se lit, dans un style percutant et incisif, la violence inouïe de la guerre ; et ceux antérieurs à cette date, invitant à penser le vécu des gazaouis au-delà de l’actualité immédiate, tout en révélant de troublantes résonances avec les récents événements. Ce faisant, cette répartition traduit en elle-même l’intrication, aujourd’hui incontournable, de la poésie et de l’histoire dans le contexte palestinien.
Recueillis sur Internet ou issus d’une anthologie publiée en arabe en 2022 sous le titre de Gaza terre de poésie, les poèmes des deux parties donnent un aperçu éclatant des tourments qui fondent l’écriture poétique à Gaza, territoire soumis à des années de blocus et de restrictions. Comme pour dire ce que lui doit cette génération de jeunes poètes confrontés à la violence sous toutes ses formes, l’anthologie prend pour épigraphe « Mohammad », un poème de Mahmoud Darwich, avec cette question qui interpelle d’emblée le lecteur :
Combien de fois encore naîtra sous ce prénom
Un enfant à qui manque un pays
À qui manque
Un rendez-vous avec l’enfance ?
La première partie du recueil est marquée par l’acharnement à dire l’existence gazaouie. Hiba Abu Nada, qui fait partie des nombreux poètes tués par les bombardements israéliens, écrit en écho à un autre poème de Darwich : « Nous ne sommes pas de simples passants ». Chaque poème se lit donc comme une énième preuve de vie, un cri retentissant contre l’annihilation et l’oubli. Qu’ils implorent les cieux, personnifient la guerre ou mettent en scène des dialogues empreints d’angoisse et de confusion, les poètes de Gaza s’emploient à restituer la vie sous les bombes, souvent dans des images saisissantes et décalées, traduisant le bouleversement radical de leur quotidien. Ainsi, Neeamat Hassan écrit qu’être mère à Gaza revient à « faire du pain frais grâce au sel de ses yeux ». Bissane Abdel Rahim, quant à elle, traduit l’idée d’un dérèglement temporel indissociable de la mémoire et de l’écriture : « Aujourd’hui c’est hier / Hier est le prolongement d’une ancienne douleur / Je ne veux pas être écrivaine ».
Parfois, la poésie laisse place au journal de bord (Ahmed Mortaja) ou au texte de circonstance (Haïdar Al Ghazali). Le premier se définit « non pas comme un poète mais comme un homme ordinaire que le choc avec la réalité pousse à écrire, avec dérision », tandis que le second prépare ses souvenirs et ses rêves à « devenir cette petite ligne brève, ou ce simple numéro dans un dossier ». Avec la même énergie, chaque poème semble anticiper les massacres à venir et figurer l’apprentissage de la douleur née des traumatismes successifs.
Confrontée chaque jour à « la clameur de la mort », la poésie gazaouie glisse parfois vers le domaine de l’imaginaire, une manière de franchir les obstacles et de repousser les frontières. Si Amira Hamdane rêve de sillonner le monde, libérée de « toutes les spéculations rationnelles et terrestres », Fidaa Ziyad puise dans l’imaginaire de trois enfants qui rêvent d’une réincarnation pour échapper aux bombardements.
Pour autant, cette poésie écrasée par le présent fait toujours preuve d’une grande lucidité politique : « Pas un législateur, pas un dirigeant, d’Orient ni d’Occident / Qui ait pu essuyer ton front, Gaza, de toute cette mort », constate Yahya Achour. Dans le vaste cimetière de Gaza, Mona Al Masdar évoque les martyrs qui s’envolent vers le ciel pour « dissiper la gangrène de l’exode / Et le mensonge des corridors sécurisés ».
D’un poème à l’autre, la langue s’impose comme l’outil fondamental d’une réinterprétation du réel. Ainsi, dans « Conjonction de coordination » (« Waw al atf » en arabe), Maryam Qosh exploite la polysémie du mot arabe « atf », qui veut dire à la fois coordination et compassion, pour mettre en exergue la logique cumulative des massacres :
Avec les noms des martyrs, il y a toujours un « et »
Est tombé en martyr un tel et son père et sa mère et
Ses enfants et son quartier d’habitation
Et ses souvenirs et ses rêves et les journées qui l’attendaient
Ainsi va
L’interminable coordination.
La première partie de l’anthologie révèle progressivement une forme de lassitude face à la mort qui se répète à l’infini : « Peu nous importe désormais que quiconque nous aime / Nous sommes fatigués des paroles dites et du non-dit », conclut Samer Abu Hawwash.
Dans la deuxième partie, consacrée aux poèmes d’avant le 7 octobre 2023, le lecteur perçoit la profondeur historique du désastre palestinien. Comme souvent dans la poésie palestinienne, le questionnement est le mode privilégié pour dire le désarroi : « Qui pourrait éteindre la guerre en moi / Et me prêter un peu d’oubli / Trouver une autre définition / À ma nuit / À toute cette insomnie rebelle / Sous les décombres », s’interroge Al Masdar. De son côté, Hind Joudah se demande : « Qui fera signe à la ville qui bâille, toute somnolente encore / Sans porter sa main blessée à la bouche, dans l’espoir / de vivre un matin ordinaire ». Enfin, Anis Ghoneima renchérit : « Qui pourrait rechercher dans les cendres de mon âme / Pour l’enterrer avec les miens ? »
Le retour incessant de la guerre impose un travail de méditation sur le sens et les repères de la vie quotidienne. Si le temps « se suicide » ou « se compte en martyrs » (Nasser Rabah) et que « les cieux se rétrécissent dans la main du chagrin » (Mohammed Teyssir), « les chiffres sont le cauchemar du réveil » (Doha Al Kahlout) et la survie relève presque toujours du miracle, voire du mensonge.
Rares sont les voix qui s’aventurent à penser la fin des guerres, à imaginer, comme le fait Ahmad Al Souq, un grand restaurant ou un bal pour effacer la violence et mesurer l’indifférence du monde. Toujours est-il que les poètes gazaouis redoublent d’efforts pour préserver les mémoires aussi bien intimes que collectives des tensions qui les menacent. Ainsi, Hiba Sabri compare les vies qui s’entrechoquent dans sa tête, Amal Abou Qamar voit en la mort « une lutte entre des choses vidées de leur vérité », tandis que Hisham Abou Asaker devance la Faucheuse en préparant son testament « avec l’assurance d’un défunt / qui décide de son propre sort ». Si Mosab Abu Toha rend hommage à son grand-père, mémoire vivante d’un retour sans cesse reporté, Fatima Mahmoud Ahmad brosse le portrait d’un « mystérieux jeune homme du mois de mai » dont l’apparition incarne la promesse d’une libération à venir.
Là encore, l’imaginaire et le rêve volent souvent au secours des poètes. Abandonnant toute tentative de compréhension des événements, Mohammed Shaqfa songe « à la manière dont [il] pourrai[t] se transformer en botte de foin ». Muhannad Younès, quant à lui, s’invente « une famille éphémère » le temps d’un trajet en taxi. La poésie gazaouie est presque toujours travaillée par la question du déplacement, elle interroge souvent la possibilité d’une transformation symbolique ou d’un élan libérateur par les mots.
Chacun et chacune à sa manière, les poétesses et les poètes de Gaza apprennent à lire « les petites misères » sur le visage des survivants (Marwa Attiya), à saisir « le cri du silence » (Elena Ahmed) ou à constater la diminution des corps et l’accélération de l’isolement : « Entre le monde et moi », écrit Mohammed Awad, « il y a comme une barrière que les mots ne traversent pas ». Dans le même registre, Rawan Hussein rajoute : « Si j’avais une vraie langue, / J’aurais mastiqué la vérité / Et l’aurais recrachée au visage de la vergogne désorientée ».
Pris à témoin des souffrances palestiniennes, le lecteur est sommé d’ouvrir les yeux sur une résilience demeurée intacte malgré les épreuves, à l’image de cette invitation lancée par Adham Al Aqqad : « Viens nous voir comme nous sommes, défier en riant le fouet cinglant notre sang chaud sur la croix et la religion futile de l’humanité ». Tantôt combative et iconoclaste, tantôt rêveuse et indocile, la poésie gazaouie refuse la fatalité et s’évertue à creuser des sillons au cœur du drame.
Une traversée de la partie arabophone du recueil permet d’éprouver encore davantage la force désarmante de cette poésie arrachée aux affres de la douleur. La langue arabe, avec sa richesse sémantique et ses variations phonétiques, éclaire l’expérience profonde de chaque poète. Ce qui frappe le plus dans les versions originales des poèmes, c’est l’extrême diversité des registres poétiques et la malléabilité d’une langue qui encadre le vécu et prend en charge la douleur, comme pour adoucir la solitude des poètes livrés à eux-mêmes. On referme cette anthologie avec le sentiment d’avoir traversé un champ de ruines et côtoyé des âmes vibrantes de courage et de foi en ce que peut la poésie en Palestine. Dans sa postface, l’écrivain palestinien Karim Kattan écrit que « tout est piètre et lamentable après avoir écouté parler les poètes de Gaza ».
Que faire donc après avoir accueilli, l’espace de quelques pages, le souffle de ces poèmes sauvés du chaos ? Pour Kattan, il faut cultiver le silence du rêve, puiser dans les souvenirs pour ressusciter les paysages perdus et préserver les choses précieuses qui résonnent dans la poésie de Gaza. Ces poèmes, nous dit Kattan, sont « des appels à la reconnaissance ». Il faut continuer d’écouter les poètes de Gaza, accepter d’être hantés par leurs blessures et leurs deuils, faire l’effort quotidien de « leur rendre à chacun l’honneur qu’ils méritent ». Tel est donc le pacte de lecture que propose cette anthologie : un devoir d’écoute attentive et responsable pour comprendre que Gaza est, et restera malgré tout, une terre de poésie.
Khalid Lyamlahy
jeudi 29 mai 2025 :: Permalien
Publié dans La Vie n° 4160 du 22 mai 2025.
L’histoire est un champ de bataille. Ce n’est pas nouveau, mais notre époque le manifeste à sa manière, dans un déchaînement de récupérations idéologiques largement propagées sur les réseaux sociaux. Or ces récupérations falsifient l’histoire autant qu’elles l’instrumentalisent. Tel est le constat de départ des auteurs de ce livre, comme beaucoup d’historiens soucieux de vulgariser leur discipline pour le plus grand nombre. Pourtant, l’antidote est simple : recontextualiser, nuancer, faire la part entre les faits et ce qu’on en pense… En moins de 200 pages, les auteurs brossent l’état des connaissances historiques sur le sujet en dix questions simples aux réponses moins évidentes qu’on le croit. Qu’est-ce qu’une croisade ? Combien y en a-t-il eu ? Sont-elles une entreprise coloniale ? Qu’ont pensé les chrétiens d’Orient des croisades ? Un travail bienvenu porté par une petite maison d’édition anarchiste et antifasciste dont les options politiques n’ont pas biaisé la réflexion.
Sixtine Chartier