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vendredi 31 octobre 2025 :: Permalien
Publié dans Le Monde des livres, le 30 octobre 2025.
Le premier tome de cette biographie retrace les débuts de l’écrivain, grande figure de la gauche antitotalitaire au XXᵉ siècle. Entre phalanstère anarchiste et « bande à Bonnot », promenade exaltante dans le milieu libertaire à la veille de la Grande Guerre.
En 1917, le jeune révolutionnaire au port aristocratique, yeux noirs et lèvres pincées, envoie une lettre en forme de bilan. Depuis la Barcelone anarcho-syndicaliste, et alors que ses camarades sont une fois de plus tentés par la violence, il écrit à un ami : « Je suis dégoûté de voir nos idées, si belles, si riches, finir dans la boue et le sang, dans un ignoble gâchis d’énergies juvéniles. »
À l’époque, celui qui trace ces mots est essentiellement connu des milieux libertaires, où l’on apprécie les articles qu’il signe sous le pseudonyme « Le Rétif ». Il n’est pas encore le célèbre Victor Serge (1890-1947), dissident soviétique libéré par Staline grâce à une mobilisation internationale orchestrée par des écrivains de renom comme André Malraux, André Gide ou Romain Rolland ; il n’est pas ce héros solitaire que les communistes parisiens qualifieront de « traître » et de « fasciste » parce qu’il osait dire ce qu’il a vécu en URSS ; il n’a pas publié S’il est minuit dans le siècle (1939), son grand roman de la tyrannie soviétique.
Et pourtant, à 27 ans, Serge est déjà un vieux militant. Il a connu les plus hautes espérances comme les pires trahisons. Il a passé cinq ans en prison. Et le double dans les cercles anarchistes. Ce moment libertaire a-t-il été décisif dans le destin de Victor Serge, l’une des principales figures de la gauche antitotalitaire au XXe siècle ? Si le révolutionnaire s’est toujours soustrait aux meutes, et s’il n’a jamais renoncé à servir la vérité, le doit-il à son engagement dans ce courant que l’on nomme l’« anarchisme individualiste » ? C’est en tout cas l’idée défendue par Claudio Albertani dans Le Jeune Victor Serge.
Effervescence intellectuelle
À l’appui de cette thèse, l’auteur concentre son attention sur le premier Victor Serge. Fils d’exilés antitsaristes, il naît à Bruxelles dans une famille pauvre où les conversations sont peuplées de procès et de pendus. Plutôt que des contes de fées, ses parents lui racontent des histoires de prisonniers politiques… Enfant, il s’habitue à la faim. À 13 ans, il vit seul, et multiplie bientôt les petits boulots : apprenti photographe, technicien du gaz, dessinateur dans un bureau d’architecte. Chaque jour, il se contente d’une livre de pain et de quelques poires, plus un verre de lait que la logeuse lui vend à crédit. Mais le dénuement matériel est compensé par l’effervescence intellectuelle. Après avoir lu les textes du théoricien anarchiste Pierre Kropotkine (1842-1921), notamment son pamphlet intitulé Aux jeunes gens (1880), l’adolescent prend une décision : il passera sa vie à étudier sans faire d’études.
Avec d’autres révoltés rencontrés dans la rue, il lit Zola, apprend à boxer, fréquente un phalanstère anar baptisé « L’Expérience », situé en lisière de la capitale belge. Ses membres organisent des conférences sur l’amour libre, cultivent des légumes, publient un journal et fabriquent une gamme d’objets en céramique – des assiettes ornées de slogans libertaires, entre autres. Ne pas remettre le bonheur à plus tard, vivre tout de suite « la vie insolente, la vie anarchiste », tel est le désir de ces individualistes qui se méfient des mouvements collectifs, de l’« insurrectionnalisme » et de toute révolution sociale : qui veut changer le monde doit bouleverser sa propre existence ! « La vie, toute la vie, est dans le présent, attendre c’est la perdre, attendre demain pour être libre, pour jouir d’être, pour se sentir vivre ? Nous ne faisons plus ce jeu », écrit Victor Serge dans le journal l’anarchie, en 1911. Il a 21 ans et vit maintenant à Paris.
Mais ce petit monde est alors divisé. Notamment sur la question de l’« illégalisme ». Contre ceux qui prônent les braquages et les assassinats, Serge affirme que l’on ne bâtit pas une politique sur la haine, pas plus que l’on n’édifie une société juste à coups de dynamite – ce qui lui vaut d’être traité de « vendu ». Mais quand la fameuse « bande à Bonnot » commence à répandre le sang, il se sent obligé de proclamer sa solidarité avec des hommes qu’il connaît bien. Arrêté par la police, il est longuement interrogé : « Homme d’une intelligence supérieure, quoique de nature efféminée, il est d’un caractère énergique », note un rapport de police. Accusé d’être l’idéologue de la bande, Le Rétif est condamné et passe cinq ans sous les verrous : « En le frappant, lui mon amant et mon camarade de combat, ils avaient tué ma jeunesse et mon amour », écrira sa compagne, la remarquable Rirette Maîtrejean (1887-1968), saluée ici en des pages bouleversantes. De cette expérience, Serge tirera Les Hommes dans la prison (1930), beau roman que les éditions Libertalia republient (314 pages, 10 euros) en même temps que la biographie signée Claudio Albertani, qui devrait comporter deux autres tomes.
Thèse séduisante et discutable
Journaliste et historien vivant au Mexique, ce dernier est lui-même un militant libertaire. On pourra d’ailleurs être agacé par tel parti pris ou tel raccourci argumentatif, voire surpris par la complaisance de l’auteur à l’égard de la violence « politique ». Mais cette sensibilité anar, assumée, permet à l’auteur de perpétuer ce que la littérature du mouvement ouvrier a produit de meilleur, avec ce mélange de rigueur, de gouaille et d’humour qui donne au texte les intonations exaltantes, et presque le collier de barbe, propres aux socialistes d’antan. Ce mélange est approprié pour décrire le milieu libertaire à la veille de la Grande Guerre, où se côtoient révolutionnaires aguerris, déserteurs en fuite, typographes inventifs, aventuriers fêlés, performeurs nudistes et, bien sûr, indicateurs de police.
Reste la thèse du livre, à la fois séduisante et discutable. Victor Serge, qui a écrit un roman intitulé Naissance de notre force (1931), a-t-il trouvé la sienne durant ces années anarchistes ? Bien qu’il ait eu tendance à en minimiser l’importance à la fin de sa vie, est-ce le combat libertaire qui a fait de lui le non-conformiste qu’il devait être ? En refermant Le Jeune Victor Serge, on se dit plutôt que, s’il a choisi l’anarchisme individualiste, c’est qu’il avait déjà une conception bien à lui de la conscience humaine, de sa médiocrité commune et de ses sursauts miraculeux. En prison, se souvenait-il, il y avait « des hommes moyens et des hommes remarquables, portant en eux une étincelle divine ». Voilà, pour un anarchiste, une façon originale de désigner la force d’âme, la puissance de sédition, bref, la liberté. Et, pour Victor Serge en particulier, une manière d’affirmer que toute dissidence est une rébellion spirituelle.
Extraits
« Victor et Rirette deviennent amis et se voient de plus en plus souvent. Le matin, ils se rendent dans les bibliothèques ou se promènent dans le jardin du Luxembourg ; le soir, ils se promènent sur les quais de la rive gauche et se rendent ensuite dans la chambre de Rirette, rue de Seine. Probablement, c’est Rirette qui l’a poussé à embrasser les idées de Stirner [Max Stirner, auteur en 1844 de L’Unique et sa propriété], et de Nietzsche, bien qu’il les connût sans doute déjà. Le dimanche, ils visitent un musée pour goûter au charme de la peinture et, lorsqu’ils ont un peu d’argent, ils s’offrent le luxe de parcourir un tronçon du fleuve sur un bateau-mouche. Ils descendent ensuite à l’arrêt du parc de Saint-Cloud, où ils passent des heures à lire ou à revoir les traductions des écrivains Mikhaïl Artsybachev, Constantin Balmont et Dimitri Merejkovski que Victor effectue pour l’éditeur Povolozky. »
Le Jeune Victor Serge, page 184.
« La fin spectaculaire de Bonnot et de ses amis a contribué à les faire entrer dans la légende (…). L’émoi suscité par l’affaire est tel qu’il éveille la curiosité du [criminologue] Émile Michon, qui obtient l’autorisation de rendre visite aux prisonniers pour sonder leur âme et faire la lumière sur les raisons de leur comportement apparemment incompréhensible. Tout en accréditant une fois de plus la version officielle selon laquelle l’anarchie était une sorte de maladie mentale contagieuse, l’illustre scientifique refuse de répéter que les bandits étaient des monstres assoiffés de sang. Au contraire, il reconnaît qu’ils ne correspondent pas au stéréotype du criminel féroce créé par la presse et qu’ils font preuve d’une grande humanité. Le scientifique a notamment été frappé par la force de caractère de ces jeunes hommes. (…) Le criminologue ne tarit pas d’éloges sur Le Rétif [Victor Serge] : “Homme d’une politesse exquise et d’une grande douceur (…), il possède une autre qualité dont sont totalement dépourvus la plupart de ses coïnculpés : il a du tact.” »
Le Jeune Victor Serge, pages 239-250
Jean Birnbaum
jeudi 30 octobre 2025 :: Permalien
Le petit livre Dix questions sur l’anarchisme, paru en français aux éditions Libertalia en 2020, a suscité l’intérêt au-delà de l’Hexagone. Il a été traduit en grec, en brésilien, en anglais. Aujourd’hui, des camarades libanais sollicitent sa traduction en arabe, estimant que le livre peut trouver son public au Maghreb comme au Machrek.
Durant les mouvements populaires de 2011-2013, les débats sur le sens et le but de la révolution ont encouragé la diffusion – notamment en Égypte, au Liban et en Tunisie – d’ouvrages anarchistes. Dans son étude « Colonialism, Transnationalism and Anarchism in the South of the Mediterranean » (2020), la chercheuse Laura Galián cite notamment la circulation de trois traductions arabes : Colin Ward, Anarchism, a very short introduction (2004) ; Noam Chomsky, On Anarchism (2005) ; Daniel Guérin, L’Anarchisme. De la doctrine à l’action (1970).
Dix questions sur l’anarchisme propose une approche plus moderne et plus transnationale, notamment sur l’antiracisme, l’anti-impérialisme, l’écologie, le féminisme…
La traduction sera confiée à un professionnel, lui-même de sensibilité communiste libertaire. Quant à la diffusion, elle dépendra de la souscription.
• avec 1 200 euros récoltés, nous financerons la traduction et la distribution sous forme d’ebook libre et gratuit. Une version maquettée en A5 en PDF sera également librement téléchargeable, pour les groupes militants qui souhaiteraient en faire un tirage sous forme de brochure ;
• à partir de 1 700 euros récoltés, nous l’éditerons au format livre de poche, pour les lectrices et lecteurs qui voudront se le procurer sous cette forme à prix modique.
لكتاب الصغير عشر أسئلة حول التحررية (أو الأناركية)، الصادر بالفرنسية عن دار نشر ليبرتاليا عام 2020، أثار اهتماماً خارج حدود فرنسا.فقد تُرجم إلى اليونانية، والبرتغالية البرازيلية، والإنجليزية.
واليوم، يطلب رفاق لبنانيون ترجمته إلى العربية، معتبرين أن الكتاب يمكن أن يجد جمهوره في الشرق العربي أيضاً؟
خلال الحركات الشعبية بين 2011 و2013، شجّعت النقاشات حول معنى الثورة وهدفها على انتشار الكتب الأنركية – لا سيما في مصر ولبنان وتونس. في دراستها الاستعمار، العولمة العابرة للحدود والأنركية في جنوب المتوسط (2020)، تشير الباحثة لورا غاليان إلى تداول ثلاث ترجمات عربية على وجه الخصوص : كولين وورد، الأنركية : مقدمة قصيرة جداً (2004)؛ نعوم تشومسكي، حول الأنركية (2005)؛ ودانيال غيران، التحررية : من النظرية إلى العمل (1970).
يقدّم كتاب عشر أسئلة حول الأنركية مقاربة أكثر حداثة وعابرة للحدود، خصوصاً حول قضايا مناهضة العنصرية، ومناهضة الإمبريالية، والبيئة، والنسوية...
ستُسند الترجمة إلى مترجم محترف، ذي حساسية شيوعية تحررية.أما مسألة النشر فستعتمد على الاكتتاب
الهدف جمع 1200 يورو، لتمويل الترجمة والتوزيع في صيغة كتاب إلكتروني حر ومجاني. كما ستتاح نسخة مصممة بحجم A5 بصيغة PDF للتنزيل المجاني، لتتمكن المجموعات النضالية من طباعتها في شكل كتيّب
ابتداءً من 1700 يورو، سينشر الكتاب في ضيغة جيب poche للقراء والقارءات الراغبين في اقتنائه بهذا الشكل وبسعر زهيد
Pour participer :
https://www.helloasso.com/associations/editions-libertalia/collectes/pour-la-traduction-et-la-diffusion-en-arabe-de-dix-questions-sur-l-anarchisme
mercredi 1er octobre 2025 :: Permalien
Publié sur www.lesmissives.fr le 30 septembre 2025.
Il faisait beau à Paris ce dimanche 28 septembre, aux terrasses on reprenait un petit goût d’été, ça sentait l’insouciance et la glace à la pistache. Hormis une poignée d’infatigables militantes, personne ne savait que c’était la journée mondiale pour le droit à l’avortement, et puis, de toute façon, en France ça va pour nous, on a constitutionnalisé le droit à l’IVG, alors parler de femmes qui meurent de septicémie ou qui sont contraintes d’accoucher de fœtus non viables, ça gâche un peu la fête et ça donne un goût amer aux glaces à la pistache.
Oui, mais.
Dans la petite rue pavée qui mène à la Maison de la poésie, il y avait foule : on attend Annie Ernaux, notre monument littéraire national toujours vaillante, Mariana Otero était là, réalisatrice et fondatrice de l’association Aux avortées inconnues et à l’initiative de cette soirée, Sarah Durocher, indispensable présidente du Planning familial, et Violaine Lucas, tenace directrice de Choisir la cause des femmes. Des comédiennes, des militant·es, des éditeur·ices engagé·e.s réuni·es pour entendre et faire entendre les voix des femmes qui, avant la loi de 1975, ont été contraintes d’avorter illégalement, prêtes à risquer de perdre la vie pour pouvoir la choisir justement cette vie, pour se choisir elles, avec courage mais le plus souvent dans une solitude et une détresse absolues.
Dans les locaux de Choisir la cause des femmes, au moment du décès de Gisèle Halimi, on exhume les archives. Émotion des militantes qui découvrent en 2020 une pochette « I.V.G Correspondance adressée au professeur Milliez ». Lors du procès de Bobigny, il fut l’un des témoins cités par Gisèle Halimi : auprès des juges, des hommes exclusivement, le témoignage de celui qui déclara qu’il aurait aidé Marie-Claire Chevalier à avorter si elle le lui avait demandé, en dépit de ses convictions religieuses, fit forte impression. Dans la pochette, une cinquantaine de lettres adressées au professeur Milliez, des femmes ou parfois un proche, qui lui demandent de l’aide pour avorter illégalement entre 1971 et 1974. Grâce aux militantes de Choisir qui ont eu le souci de préserver cette archive, aux éditions Libertalia, qui publient aujourd’hui les lettres, à la Maison de la Poésie qui a consacré une soirée à la lecture de ces témoignages par les voix plurielles de comédien·nes réuni·es sur le plateau, les voix s’élèvent d’un passé pas si lointain et disent autant le désespoir que la détermination.
Mères de famille déjà nombreuses, jeunes filles isolées, précaires, célibataires… Les parcours sont multiples mais se rejoignent : toutes veulent choisir leur vie, décider pour elles-mêmes. L’accompagnement musical de Maëlle Desbrosses ajoute à la solennité du moment, les vibrations graves emplissent la salle silencieuse, attentive, émue. Les voix s’élèvent, réclament conseils et assistance, sollicitent l’indulgence du professeur, demandent à ne pas être jugées, se justifient, livrent sobrement des bouts de vie précaires qui pourraient basculer avec l’arrivée d’une bouche de plus à nourrir. Vivant dans de petites villes de province, éloignées des centres médicaux et des réseaux militants, livrées à la toute-puissance tyrannique de médecins de famille garants d’un ordre moral nauséabond, les requérantes supplient parfois, acculées aux pires extrémités. Mais surtout elles défient les lois, les autorités, le gouvernement et toute une société qui les condamne au silence, à la honte et à la mort possible. Ce qui les unit au-delà de la vie non désirée qu’elles portent en elles, c’est le manque d’argent. Se rendre à l’étranger pour avorter : impossible pour la majorité de ces femmes aux revenus modestes, qui s’expriment à grand renfort de formules de politesse, usent d’une syntaxe maladroite, témoin de parcours scolaires tôt interrompus. Ne pas pouvoir disposer de son corps librement, une immense injustice de genre à laquelle s’ajoute, implacable, l’injustice de classe, comme le met en exergue Annie Ernaux :
« Ces lettres sont la preuve absolue, aveuglante, que les femmes pauvres n’avaient aucun moyen d’avorter, qu’elles étaient les victimes de la loi de 1920, les plus riches et celles qui avaient des relations trouvaient facilement des solutions. Étudiante boursière, j’avais dû emprunter ce qui correspondait au salaire d’une secrétaire et huit fois au coût mensuel d’une chambre en cité universitaire pour payer une avorteuse. »
La très belle mise en page du recueil nous donne accès aux lettres d’origine et à leur transcription, les écritures serrées ou déliées, pages dactylographiées ou couvertes d’une calligraphie d’écolière sont les traces vives de celles à qui il est rendu hommage dans ce monument de papier. Mais Mariana Otero, dont la mère, la peintre Clotilde Vautier, est décédée en 1968 à la suite d’un avortement clandestin sans que cela ne soit dit à ses filles veut aller plus loin : elle réclame la création à Paris d’un monument aux mortes des avortements clandestins, idée portée également par Nancy Huston qui l’avait suggéré dans une tribune du journal Le Monde en 2003 après avoir vu le film de Mariana Otero relatant l’histoire de sa mère, Histoire d’un secret. L’idée a été validée par le Conseil de Paris mais combien de temps, d’énergie, de concertations et de force de persuasion faudra-t-il pour la faire aboutir ? On peut commencer par signer la pétition ici.
Absence de statistiques, données falsifiées, effacement des traces menacent la mémoire fragile de ces femmes : à nous de lire leurs lettres, de continuer à parler d’elles, d’entretenir cette mémoire de résistance.
Ce livre, ce projet de monument, ce n’est pas seulement l’hommage rendu au passé, c’est un acte de désobéissance civile qui résonne au présent. Une femme meurt toutes les neuf minutes dans le monde d’un avortement clandestin. Le droit à l’avortement est remis en cause par les gouvernements d’extrême droite partout en Europe et ailleurs. Même les pays où l’avortement est autorisé disposent d’un accès réel très inégal : en France, nombreuses sont les femmes qui doivent changer de département pour avoir accès à une IVG en raison des faibles moyens alloués aux structures médicales. La méthode médicamenteuse est prescrite à 78 %, reléguant l’avortement à la solitude de la sphère privée parce que cela évite de surcharger les équipes en effectif réduit (et que la méthode dite par aspiration n’est pas « rentable »). La loi mentionne pourtant que les personnes doivent pouvoir décider librement de la méthode abortive… Les attaques des militants anti-IVG sont croissantes, violentes, sous forme de campagne d’intimidation, de propagande qui avance masquée, mais très puissamment soutenues par les milliardaires fascistes et extrémistes religieux, Bolloré, Stérin et consorts. Notre vigilance doit être entière, comme notre soutien à celles qui osent aider les femmes à avorter illégalement ailleurs doit être constant. En Pologne, où l’avortement est désormais interdit depuis 2020, les équipes militantes de l’ONG fondée par Justyna Wydrzyńska Abortion Dream Team accomplissent un travail considérable et subissent des attaques répétées. Pour les soutenir, c’est là : https://adt.pl/en/.
Lucie Giovanetti
mercredi 1er octobre 2025 :: Permalien
Teresa Moya, autrice de Vegan food, art & rock’n’roll était l’invitée du podcast Incendiaires du 29 septembre 2025.
Elle revient sur ses années de punk et de militantisme, la restauration végane, L214, etc.
lundi 29 septembre 2025 :: Permalien
Publié dans Le Monde du 28 septembre 2025.
Dimanche 28 septembre sera lancé un appel à l’édification d’un monument, à Paris, pour que ne soit pas oublié le sort des femmes mortes des suites d’un avortement clandestin avant que la loi Veil n’autorise l’interruption volontaire de grossesse, en 1975.
« Je remets mon sort entre vos mains. Et vous demande si il n’aurait pas [sic] un moyen de faire autrement en pratiquant une intervention car je ne désire pas cette maternité et ferais n’importe quoi… et suis capable du pire. Je vous en supplie, docteur, ne m’abandonnez pas. » Ces quelques lignes, datées du 13 novembre 1972, sont celles d’une mère d’un garçon de 6 ans, catastrophée par la découverte d’une nouvelle grossesse qui met en péril sa santé. Elle s’adresse à celui qu’elle nomme « l’homme des causes perdues » et, à titre personnel, « [son] dernier espoir » : le professeur de médecine Paul Milliez.
Des courriers comme celui-ci, il y en a une cinquantaine dans l’ouvrage Lettres pour un avortement illégal (1971-1974), à paraître le 17 octobre aux éditions Libertalia (224 pages, 18 euros). Dimanche 28 septembre, des extraits seront lus à la Maison de la poésie, à Paris, dans le cadre de la Journée mondiale pour le droit à l’avortement. Lors de cet événement sera lancé un appel à l’édification d’un monument à la mémoire des femmes mortes des suites d’un avortement clandestin.
Le professeur Milliez, auquel écrit cette femme en novembre 1972, est un personnage important de cette histoire. Quelques jours plus tôt, le 8 novembre, il a fait forte impression en intervenant, à la demande de Gisèle Halimi, au tribunal correctionnel de Bobigny. La célèbre avocate et militante féministe l’a fait citer comme grand témoin dans le cadre de sa défense de Michèle Chevalier, poursuivie pour avoir aidé sa fille Marie-Claire, 16 ans et victime d’un viol, à avorter.
A la barre, l’ancien résistant, par ailleurs catholique pratiquant et opposé à titre personnel à l’avortement, déclare qu’il aurait aidé la jeune fille à interrompre sa grossesse si elle l’avait sollicité. Son intervention est un tournant dans ce procès que Gisèle Halimi a choisi pour en faire une tribune politique contre la législation réprimant l’avortement. Sa portée historique se mesure, deux ans plus tard, au vote de la loi Veil autorisant l’interruption volontaire de grossesse, promulguée le 17 janvier 1975.
Combat mémoriel
Dans la foulée de sa prise de parole, relayée par la télévision et la presse écrite, de nombreuses femmes écrivent au professeur Milliez. Jeunes ou moins jeunes, souvent déjà mères, toutes de condition modeste, elles se tournent vers celui qui leur paraît être le seul recours. A la différence des femmes plus fortunées, elles n’ont pas la possibilité de partir avorter à l’étranger.
Cette correspondance a été trouvée en 2020, lors du déménagement des locaux de l’association Choisir la cause des femmes, cofondée par Gisèle Halimi, après la mort de cette dernière. Elle forme « un matériau historique puissant », souligne sa directrice générale actuelle, Violaine Lucas, qui fut bouleversée par cette découverte, après des années d’oubli sous d’autres documents de l’association, et s’attela à sa publication.
Son association sera présente à la Maison de la poésie, aux côtés d’autres (le Planning familial, la Fondation des femmes) et d’artistes et d’intellectuelles, dont l’écrivaine et Prix Nobel de littérature Annie Ernaux. L’occasion de rappeler la fragilité du droit à l’avortement et les attaques lancées à travers le monde, notamment en Pologne ou aux Etats-Unis. Dans ce contexte s’inscrit leur souhait de faire sortir « du secret et de la culpabilité » les récits intimes douloureux d’avortements clandestins, éclipsés dans la mémoire collective une fois la dépénalisation obtenue.
Grande collecte de témoignages
La réalisatrice de films documentaires Mariana Otero, présidente de la toute nouvelle association Aux avortées inconnues, est à la pointe de ce combat mémoriel. Elle souhaite avec un tel monument « permettre que l’histoire, cette histoire qui nous échappe, s’écrive ». « Ce serait un geste à la fois d’hommage, de culture, d’histoire et de combat, avec l’envie de porter la joie que ces femmes avaient à vivre, et leur désir de ne pas crouler sous le nombre d’enfants », expose-t-elle avec enthousiasme.
Cet engagement résonne avec son histoire personnelle. Elle a 4 ans quand sa mère, la peintre Clotilde Vautier, meurt à l’hôpital à l’âge de 28 ans, laissant deux petites filles et un mari éploré. Nous sommes en 1968. Pendant toute leur jeunesse, Mariana et sa sœur, la comédienne Isabel Otero, croiront qu’une appendicite est à l’origine du décès tragique de leur mère, dont la famille parle très peu. Ce n’est qu’en 1994 que leur père leur révèle qu’elle est, en réalité, morte d’une septicémie consécutive à un avortement clandestin.
Mariana Otero mettra dix ans à en faire un film. Quand Histoire d’un secret arrive sur les écrans de cinéma en 2003, c’est un moment important de partage, qui dépasse le simple récit familial. « Pendant un an, nous avons organisé des rencontres à l’issue des projections. A l’entrée des cinémas, il y avait des files d’attente avec des femmes âgées, qui venaient avec leur fille, leur fils », se souvient la réalisatrice. Dans la foulée, l’écrivaine franco-canadienne Nancy Huston, très touchée par le film, imagine, dans une tribune au Monde, « une sorte de monument à l’Avortée inconnue », associant les peintures de Clotilde Vautier. Et puis le temps passe, l’idée est oubliée.
Elle ressurgit à la faveur des débats sur la constitutionnalisation du droit à l’avortement, puis de la célébration des 50 ans de la loi Veil, en janvier 2025. L’historienne Bibia Pavard, qui participe en 2024 à une grande collecte de témoignages sur l’avortement clandestin organisée par l’Institut national de l’audiovisuel, rencontre alors Mariana Otero. Saisie par « le tabou qui existe autour de ces récits », elle découvre « le peu de connaissances historiques autour des décès qu’ils ont provoqués ».
« Moment favorable »
Entre 300 000 et 1 million de femmes auraient avorté illégalement chaque année, avant 1975. Combien en sont mortes ? Peu d’archives permettent de répondre, d’autant que les registres d’hôpitaux, quand ils n’ont pas été détruits, font rarement mention de l’avortement comme cause de décès. « Ériger un monument mémoriel, et y associer un site Internet pour recueillir des témoignages permettrait d’éclairer cette histoire, le moment est venu de rendre visibles ces expériences », explique Bibia Pavard, membre de l’association Aux avortées inconnues.
« On est à un tournant mémoriel, qui est lié en partie à l’urgence parce que les témoins directs de cette époque vont progressivement disparaître, mais aussi à un moment favorable, avec depuis [le mouvement] MeToo une mise en visibilité du vécu des femmes qui peut contribuer à une mémoire publique de l’avortement clandestin », estime la spécialiste de l’histoire des femmes. Le vote, le 20 mars au Sénat, d’une proposition de loi portée par la sénatrice socialiste du Val-de-Marne, Laurence Rossignol, visant à réhabiliter les femmes condamnées pour avoir avorté avant la loi Veil s’inscrit dans cette même démarche mémorielle.
Signe de ce moment propice, les initiatrices du projet ont obtenu, le 6 juin, le vote à l’unanimité d’un vœu de soutien au monument par le Conseil de Paris. Mais sa portée « reste à ce stade symbolique », convient Laurence Patrice, l’adjointe à la maire de Paris chargée de la mémoire et du monde combattant qui l’a défendu avec Hélène Bidard, adjointe à l’égalité femmes-hommes. Sa mise en œuvre dépendra de la volonté politique de l’équipe municipale qui sera élue en mars 2026.
Solène Cordier