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Eugène Varlin ouvrier relieur dans Les Inrocks

mercredi 29 mai 2019 :: Permalien

— REVUE de PRESSE —

Publié dans Les Inrocks, 23 mai 2019.

Pourquoi il est important de se souvenir d’Eugène Varlin.

Deux livres font revivre une des figures de la Commune de Paris : l’ouvrier-relieur Eugène Varlin (1839-1871), militant infatigable de l’Association internationale des travailleurs. Cent quarante-huit ans après la fin de la Semaine sanglante, son œuvre politique demeure incandescente.

Pourquoi, en 2019, se plonger dans la biographie et les écrits d’Eugène Varlin, ouvrier-relieur du XIXe siècle qui a laissé derrière lui des dizaines d’articles publiés dans des journaux socialistes, et ce qu’il reste de sa correspondance ? La lecture d’un de ses textes les plus retentissants (que l’on trouve dans Eugène Varlin, ouvrier relieur 1839-1871, publié aux éditions Libertalia) suffit à se convaincre de l’intérêt qu’on doit lui porter, en ces temps de soulèvements sociaux et de répression politique. Il l’a prononcé en 1868, devant le tribunal, alors que lui et huit de ses compagnons membres de l’Association internationale du travail (AIT, la Ire Internationale) étaient condamnés à des peines de prison pour avoir soutenu financièrement les grévistes du bâtiment à Genève.

« Mettez le doigt sur l’époque actuelle… »
 
Ses mots (dont on lui fait crédit même s’il s’agit d’une œuvre commune dont il est le porte-parole) nous frappent encore comme un grand coup de surin en pleine poitrine : « Tant qu’un homme pourra mourir de faim à la porte d’un palais où tout regorge, il n’y aura rien de stable dans les institutions humaines. […] Mettez le doigt sur l’époque actuelle, vous y verrez une haine sourde entre la classe qui veut conserver et la classe qui veut reconquérir ; vous y verrez une recrudescence des superstitions que l’on croyait détruites par le XVIIIe siècle ; vous y verrez l’égoïsme effréné et l’immoralité partout : ce sont là des signes de la décadence ; le sol s’effondre sous vos pas ; prenez-y garde ! »
 
L’avertissement adressé au régime policier du Second Empire résonne avec l’époque – et ce n’est sans doute pas un hasard si les Gilets jaunes se sont réunis sur la butte Montmartre, où fut déclenchée la Commune, le 23 mars 2019.
 
Deux livres récemment parus lui redonnent vie – ou en tout cas le montrent vivant. Dans le premier, Eugène Varlin, ouvrier relieur 1839-1871 (éditions Libertalia), Michèle Audin – auteure d’un blog sur la Commune – a rassemblé ses écrits, pour certains inédits depuis leur première publication. Le second est une biographie signée par le grand historien de la Commune Jacques Rougerie. Eugène Varlin, aux origines du mouvement ouvrier (éditions du Détour) nous plonge plus largement dans le mouvement des sociétés ouvrières de la fin des années 1860.
 
« Le Mont des Martyrs n’en a pas de plus glorieux »
 
Peu de gens se souviennent sans doute de ce fils d’une famille paysanne né en 1839 à Claye-Souilly, en Seine-et-Marne. Il fut pourtant l’un des héros de la classe ouvrière naissante – « la personnalité la plus remarquable de la Commune », « l’âme de toutes les grèves, de toutes les manifestations », écrit de lui Jules Vallès, pourtant son adversaire parmi les meneurs de l’insurrection parisienne. « Le Mont des Martyrs n’en a pas de plus glorieux », abonde l’historien communard Lissagaray, en référence à la butte Montmartre où Varlin finit sa vie, lynché par la foule et fusillé par les Versaillais le 28 mai 1871, dernier jour de la Semaine sanglante. Il venait de défendre une dernière barricade rue de la Fontaine-au-Roi.
 
Varlin n’a laissé qu’une œuvre éparse et partielle composée d’articles de presse et de lettres. Sa vie entièrement tournée vers l’étude, et surtout, l’action concrète lui a peu laissé l’occasion de s’étendre théoriquement. « Pendant toute la durée de l’insurrection, Varlin ne se consacrera qu’aux tâches concrètes ; il ne s’agit rien moins que de faire vivre et combattre Paris et cela peut tenir au moindre détail », écrit Jacques Rougerie.
 
Membre de la première heure de l’AIT en 1865, il se consacre entièrement à organiser la solidarité ouvrière à travers les premières chambres syndicales, les caisses de résistance et la propagande en faveur du « socialisme collectiviste ou communisme non autoritaire », selon ses propres termes. Ce n’est pas pour rien si, le 26 mars 1871, il fut élu au conseil de l’assemblée municipale par trois arrondissements parisiens – le 6e, le 17e (avec 81 % des voix) et le 12e (avec 86,9 % des voix). « C’est le Paris ouvrier principalement qui vote pour lui », note Rougerie. Il le lui rend bien.
 
« L’ère moderne fera son temps »
 
Varlin milite sans relâche pour la réduction de la durée de la journée de travail, la séparation de l’Église et de l’État, la liberté de la presse et d’association, l’instruction laïque et obligatoire ou encore l’impôt progressif. « L’association n’a pas pour but d’organiser les travailleurs en vue de soutenir une lutte permanente contre les détenteurs de capitaux. Elle vise plus haut. Elle se propose de réaliser l’affranchissement complet du travail, en amenant les travailleurs à la possession de l’outillage social et les éléments naturels indispensables à la production. Loin de vouloir organiser la guerre, elle a la prétention d’établir la fraternité entre les hommes sans distinction de race, de couleur, ou de croyance », écrit-il. Sous la Commune, dont il fut délégué aux Finances et membre de la Commission de la Guerre, il prit notamment la décision de suspendre la vente des objets au Mont-de-Piété, cette institution de prêts sur gage qui finissait par ruiner les pauvres.
 
Après avoir défendu désespérément Paris contre les Versaillais, et s’être opposé à l’exécution d’une cinquantaine d’otages, rue Haxo (20e), il est fait prisonnier et exécuté à Montmartre le 28 mai 1871, à 31 ans. « L »Internationale française a perdu en lui son propagateur le plus intelligent et le plus constant ; les ouvriers ont perdu un ami, un conseiller de toutes les heures », écrit son ami Benoît Malon. « Ce n’est que l’un des plus tristes exemples de la répression sauvage qui s’abat alors sur Paris », conclut Jacques Rougerie.
 
Entretenir son souvenir, c’est raviver la flamme de son aspiration à un monde plus juste. Et rendre plus forts les mots de cet ouvrier qualifié de l’atelier du verbe : « L’Antiquité est morte d’avoir gardé dans ses flancs la plaie de l’esclavage ; l’ère moderne fera son temps si elle ne tient pas plus compte des souffrances du grand nombre, et si elle persiste à croire que tous doivent travailler et s’imposer des privations pour procurer le luxe à quelques-uns. »

Mathieu Dejean