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Entretien avec Lola Lafon

jeudi 20 mars 2014 :: Permalien

Entretien initialement publié dans CQFD, mars 2014.

« Avant on consommait des gymnastes,
aujourd’hui des top-models ou des prostituées. »

Romancière et chanteuse, militante féministe et antifasciste, Lola Lafon vient de publier La Petite Communiste qui ne souriait jamais (Actes sud, 2014), un roman sur la gymnaste roumaine Nadia Comaneci. Le livre caracole en tête des ventes, toute la presse en parle, pourtant, ne fuyez pas ce texte, il est d’une grande beauté et requiert notre attention.

Ta vie du moment est principalement dédiée, ces semaines-ci, à la défense du livre ?

Oui, ce soir, à Montreuil, c’est ma dixième présentation en librairie, j’en ai encore une cinquantaine en prévision, je dois également participer à des rencontres avec des étudiants. J’ai déjà répondu à beaucoup d’interviews. Mais ce n’était pas prévu pour se passer ainsi. En proposant ce récit sur la vie d’une gymnaste roumaine, je pensais au contraire que cela susciterait peu d’enthousiasme.

C’est ton quatrième roman. Qu’est-ce qui a changé avec celui-ci ?

Il marque la fin d’un cycle au niveau formel. J’ai rédigé mes trois premiers romans à la première personne [Une fièvre impossible à négocier (2003, Flammarion) ; De ça je me console (2007, Flammarion) ; Nous sommes les oiseaux de la tempête qui s’annonce (2011, Flammarion), Ndlr]. Puis j’ai rencontré une éditrice, Marie-Catherine Vacher, avec laquelle j’ai entretenu un dialogue vraiment très chouette. Mais je n’ai pas le sentiment d’avoir changé de thématiques : ce sont les mêmes. Il y a toujours le thème du genre – et du corps féminin vu par les juges, les corps médiatiques et politiques. Il y a les rapports Est-Ouest. Et puisqu’il n’y a pas la danse, il y a la gym.

À quel moment as-tu commencé à penser à ce sujet et comment ?

C’est déjà ancien. J’ai vécu en Roumanie longtemps, j’ai été élevée avec la photo de Nadia Comaneci et son image omniprésente. J’ai réalisé qu’elle m’émouvait terriblement. J’ai cherché à comprendre ce qui me touchait et pourquoi. J’ai fait de longues recherches, et elles m’ont tout de suite interpellée, parce que j’ai moi aussi quitté la Roumanie pour venir ici.
Je n’ai pas eu le sentiment de faire le portrait d’une icône. Les commentaires sur la haine du corps par les commentateurs, par les États, tout me semblait familier. Mon postulat, c’est que je faisais le parcours hormonal d’une fille banale – il se trouve par ailleurs qu’elle est géniale – mais son génie ne la sauve pas. Ce 10 parfait, c’est presque une apothéose, elle est parfaite, mais sera toujours jugée pour son apparence et sa sexualité davantage que pour ce qu’elle accomplit. C’était très frappant dès le début de mes recherches.

Mais comment as-tu procédé, très concrètement ?

Je suis partie à Bucarest (j’y vais très souvent). À la bibliothèque universitaire j’ai utilisé une forte documentation que plus personne ne consulte. J’ai trouvé un fonds de photos, qui en disent long sur la mise en scène de Nadia avec les généraux, avec Ceausescu, avec des poupées, avec sa famille. Une héroïne communiste travailleuse.
Politiquement, je me suis confrontée à mes amis. Je me suis retrouvée dans le rôle de la narratrice. Un peu désorientée, n’arrivant toujours pas à écrire, je suis repartie en France, j’ai consulté une documentation américaine sur le genre, le corps, le mouvement, et là, c’était très intéressant, je me suis rendu compte (mais de nombreuses femmes ont fait des thèses sur ce sujet) qu’il y a un moment où les petites filles commencent à limiter l’espace d’elles-mêmes, elles ont peur de se décoiffer, de transpirer. Aimer Nadia Comaneci, c’est transgressif, cela n’est pas « mignon ».
Je suis alors retournée à Bucarest, j’ai cessé de me documenter, et j’ai commencé à écrire, avec des versions A, B, C. J’ai relu et j’ai tout jeté, c’était la mauvaise direction. Il m’a fallu comprendre la forme qui serait celle de ce récit : l’inverse de ce que je faisais jusqu’ici, donc désormais j’adopterais un style très rapide, des chapitres très courts. Et je cesserais de guider le lecteur, ce que je faisais en raison – peut-être – de ma formation politique. Il a fallu que je me fasse violence pour être dans cette démarche, mais ce fut très intéressant. J’ai ainsi alterné rédaction et documentation pendant deux ans.

Comment as-tu réussi à articuler ce long cheminement avec la musique ? Quelle place restait-il à la chanteuse et à la militante que tu es ?

Je n’ai pas fait de musique, je n’ai rien fait d’autre qu’écrire mais j’ai continué autant que possible d’être là aux réus du collectif anarcho-féministe dans lequel je suis. Mais je ne peux pas séparer les facettes de ma personnalité. La manière dont je vois cette histoire est empreinte de mon histoire militante, de ma vision Est-Ouest. Ce qui me marque c’est que les corps de l’Est ont toujours été consommés par l’Ouest. Avant on consommait des gymnastes, aujourd’hui des top-models ou des prostituées. Finalement ce que Nadia dit à la narratrice, c’est qu’elle se trompe. Ce que vous interprétez comme un sacerdoce de victime n’en est pas un, c’est un choix, Nadia trouve sa liberté dans une discipline très rigide ; après la question est « qu’est-ce qu’un choix ? ». D’une certaine façon, c’est une parabole de l’existence d’écrivain : tu es littéralement seule, tu es coupée des autres. J’ai écrit à Bucarest principalement, pour être dans l’odeur de la ville. C’était très troublant, la Roumanie a beaucoup changé, mais pas tant que ça si tu t’extrais des grandes places.

Le livre va-t-il être traduit ?

Oui, c’est énorme ! En Roumanie, je m’attends à davantage de violence, de polémique. Je pense que certains le trouveront trop favorables au communisme, d’autres le jugeront trop défavorables. J’ai déjà fait une lecture là-bas en cours d’écriture, je suis curieuse des réactions.

Comment expliques-tu que tous les premiers articles sur ton roman ont été rédigés par des femmes, tant dans Le Monde, Télérama que Le Canard enchaîné ?

Je ne l’avais pas remarqué, mais en effet, même L’Équipe m’a envoyé une femme ! Quant aux rencontres, il y a 97 % de femmes au sein de l’assistance. Et à chaque fois, il y a un mec qui se lève pour me demander si Nadia a couché avec le fils Ceausescu. Finalement, la fracture est totale. Je me dis : « Vous ne voyez pas ce que je vois. On ne parle pas du même sujet. » Ce livre n’est pas très tendre avec les personnages masculins, ils deviennent tous les managers de Nadia, croient la fabriquer, comme par exemple l’entraîneur Bela Karolyi, personnage paradoxal qui me fait penser au prof de français de Rimbaud : ce n’est pas lui qui est à l’origine de ce talent.
Nadia se débat constamment contre tous les contrôles : celui des États, celui des gens lambda qui regrettent qu’elle se soit échappée de l’enfance : elle n’a pas le droit au statut de championne si elle devient une femme. Elle a toujours le niveau mais doit être en dehors de la féminité. Or Nadia rejette la normalité, mais très vite, alors qu’elle n’a que 15 ans, on lui parle déjà de se marier.

En lisant ton bouquin, j’ai passé des heures à visionner, et du coup à découvrir les vidéos de Nadia Comaneci. Ce livre m’a fait penser à Danseur, de Colum McCann, qui m’avait amené à visionner des ballets de Noureev, j’ai retrouvé la même force dans l’écriture et dans la façon de s’emparer du sujet.

Je suis flattée, c’était l’un de mes exemples. Dans ma première vie, j’étais danseuse. J’ai aboodé Danseur avec beaucoup de circonspection parce que je connais bien la vie de Noureev. Mais McCann invente un autre Noureev ressemblant et phénoménal.

Et parmi tes autres sources d’inspiration ?

Il y a Echenoz pour son livre sur Ravel, ou pour Courir sur Zatopek, même si je ne suis pas fan de son traitement des pays de l’Est. Et puis il y a bien sûr Blonde, le grand roman féministe de Joyce Carol Oates.
Nadia n’est pas faite pour plaire aux adultes, on dirait une Jeanne d’Arc. Je suis fascinée par ces gamines, et cette puissance physique. Il ne fallait pas voir les biceps très développés des gymnastes, d’où les justaucorps longs. Bela choisissait des fillettes pour qu’elles n’aient pas le temps d’apprendre les codes de la féminité. Et puis, en filigrane, dans mon récit, il y a la guerre symbolique contre la Russie : faute d’avoir la puissance de feu pour régler cet antagonisme historique, la Roumanie lance une armée de gamines à l’assaut des Russes.

D’où cette scène incroyable et véridique de Ceausescu qui fait revenir ses sportives avec son propre avion parce qu’il juge qu’elles sont mal notées ! As-tu eu des retours de lecture des protagonistes de ton récit ?

De la vraie Nadia Comaneci, non. Elle sait que le livre existe. Il y aura peut-être un retour au moment de la traduction roumaine. J’ai eu pas mal de retours de gymnastes.

Arrives-tu à te projeter dans ce que tu écriras ensuite ?

Absolument pas. J’ai l’impression que je ne ferai plus jamais rien, ni écrire ni jouer. C’est comme un vertige, tu passes deux années illuminée dans une hystérie où tu ne dors pas, tu ne penses qu’à cela, tu alternes exaltation et découragement, tu crées ton monde parallèle. Tu te retrouves ensuite dans le vide.

Comment perçois-tu ton livre dans le débat sur le genre ? Tu espères qu’il fera bouger des lignes ?

Certains verront le terme « communiste » sur la couverture et refuseront de le lire alors qu’il ne s’agit absolument pas d’un hommage au régime de Ceausecu, qui rentrait dans le corps des femmes – au sens propre – avec la police des menstruations et l’interdiction de l’avortement. Ce qui m’intéresse, c’est la fabrication du corps : Nadia est fabriquée par Bela. Moi je suis fabriqué par des régimes, des privations, des critères. Je ne comprends pas qu’on s’horripile de la fabrication du corps sportif féminin en Roumanie puisque c’est quelque chose que les sociétés partagent largement : on va vers des corps féminins avec de moins en moins de puissance physique. Plus les femmes grandissent en âge et plus elles réduisent leur puissance : elles ne doivent pas être trop musclées ni avoir de trop gros mollets.

Et ce titre ?

Je pensais que ce serait un titre de travail, j’en ai cherché plein d’autres et finalement j’ai gardé celui-ci. Mais il faut bien comprendre que « la petite communiste qui ne souriait jamais », c’était la manière dont les médias occidentaux se la représentaient. Les Américains la décrivaient ainsi. Comme s’il avait fallu lui extorquer aussi ceci. Implicitement, on lui reprochait, au terme de trois sauts périlleux arrière, de ne pas avoir poussé la performance plus loin et de ne pas faire allégeance en étant également mignonne et souriante.

On t’a croisé dans toutes les manifestations antifascistes parisiennes des derniers mois. Cet engagement fait particulièrement sens à tes yeux ?

Si je dois m’interroger sur les raisons de mon engagement antifasciste, cela m’amène à des choses très personnelles, le fascisme ayant frappé ma famille. Sur ce thème-là, je ne peux pas me mettre sur le côté et je ne supporte pas qu’on relativise les propos racistes, antisémites, sexistes ou homophobes. Je fais également partie d’un collectif féministe. Cette implication concrète ne m’empêche pas de croire également au pouvoir de la fiction, des romans.

Justement – et ce sera notre dernière question –, quels sont les livres et disques qui t’ont durablement marquée ?

Facile ! Souvenirs obscurs d’un juif polonais né en France, un grand livre inclassable de l’inclassable Pierre Goldman ; Blonde, déjà évoqué, sur Marylin ; et puis Raoul Vaneigem, qui a marqué mon entrée dans une pensée politique, avec notamment le Traité de savoir-vivre à l’usage des jeunes générations ; enfin, Virginia Woolf. Ajoutons Patti Smith, pour le mélange de la poésie et de la musique ; la musique roumaine. J’ai également ma liste honteuse, la musique que j’écoute en faisant du sport, mais je n’en parlerai pas…

Propos recueillis par Nicolas Norrito et Yann Levy