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vendredi 27 juin 2025 :: Permalien
Publié dans lundimatin#478, le 3 juin 2025.
« Rappelle-toi ce qu’a dit M. Guizot, qu’un travail incessant tenant l’ouvrier sans relâche à assurer le pain du lendemain était la condition indispensable pour garantir la société… » Jacques Rancière, La Nuit des prolétaires, cité in Guillaume Sabin, Dévier.
Guillaume Sabin a lu Jacques Rancière et il en fait un profit utile. De même que l’auteur de La Nuit des prolétaires a travaillé à partir d’archives ouvrières pour décrire un quotidien occulté, mais aussi rapporter les aspirations et les capacités réelles d’une société mal représentée, sinon jamais, par les livres d’histoire ou de sociologie, comprendre le monde dans son économie, son possible système d’échanges, ne peut se faire qu’en écoutant les visages, c’est-à-dire les parcours individuels ou intracollectifs. C’est donc en ethnologue qu’il est que Sabin enquête sur des expériences de terrain dont il scrute les protagonistes, les interrogeant sur leur aventure de vie située en dehors des cadres les plus valorisés ordinairement. Il cite Robert Capa pour qui, si une photo n’est pas bonne, c’est qu’elle n’est pas prise d’assez près. À travers cet ouvrage le lecteur doit donc s’approcher des manières de vivre et d’intelligencer de quelques micro-sociétés en phase d’élaboration, et donc en devenir perpétuel.
À l’époque où l’épuisement physique des travailleurs de force s’est vu relégué, sur le plan de la notoriété, par le burn-out de professions moins salissantes, les prolétaires des catégories les plus diverses connaissent un sort évidemment peu enviable. Cependant, si un peu partout des expériences d’un autre ordre que celui de la performance et du rendement sont menées avec enthousiasme et imagination, c’est que leurs protagonistes n’ont que faire des promesses de la vie matérielle.
L’organisation du travail depuis le XVIIIe siècle et l’industrialisation n’a fait qu’instrumentaliser le travailleur en le mettant en concurrence avec la machine à laquelle il est attaché, il ne peut la soumettre qu’à condition de s’y accorder, en quelque sorte d’en parler la langue, non sans perdre de la sienne. Guillaume Sabin rappelle qu’en Angleterre au XIXe siècle des inspecteurs de fabriques « dénonçaient le sort des enfants soumis à des horaires de travail qui ne leur permettaient pas de regagner leur foyer et qui en conséquence dormaient dans des fossés ». Il ajoute : « L’exploitation de la force de travail est poussée jusqu’à l’épuisement : en 1860, dans la ville de Nottingham, un meeting exige la limitation de la journée de travail à… dix-huit heures. »
Outre la soumission à la machine, c’est la division du travail en tâches uniques et répétitives qui fait perdre au travailleur le sens de tout accomplissement. Plus récemment on a vu, sans doute plus visibles et plus nombreux qu’auparavant, se multiplier les emplois à la fois inutiles, sinon nuisibles, et grassement valorisés, comme si une certaine classe d’incapables s’entretenait elle-même à travers des jeux de compromissions et d’intérêts bien compris. Des emplois qui s’ajoutent à des petits emplois tout aussi peu justifiables. On pense bien sûr au livre que David Graeber a consacré à ces bullshit jobs, en écho à des enquêtes effectuées dans différents pays et indiquant que plus d’un tiers des personnes à l’œuvre sentent que leur boulot ne sert à rien.
À partir de ces constats, comment ne pas comprendre celles et ceux qui, parmi bien d’autres, ont choisi « [une] vie qui résiste sans se considérer forcément comme une lutte, qui compose avec l’existant sans s’y laisser enfermer. »
Le corps est ce par quoi passe la vie, y réside le temps de faire son âge et s’en aller. La production a besoin de ce corps, de sa puissance et de sa disponibilité. Aussi faut-il se désintéresser des performances et de la productivité pour elle-même, si l’on veut au moins préserver sa relative liberté. Sinon, c’est le diktat de l’horloge en vue de l’efficacité du travail, travail qui doit être dès lors discipliné, soumis aux cadences et à l’autorité patronale. Le plus souvent, le choix réaliste consiste à combiner les deux, à faire alterner les périodes de travail discipliné avec d’autres qui rendront possible davantage de disponibilité, de créativité, de relations affinitaires. Conserver un pied dans la société majoritaire permet d’appréhender une réalité plus large, de saisir dans quel monde on vit, qui ne ressemblent pas toujours à celui que nous percevons depuis l’intérieur de nos cercles amis. Le modèle qui s’est généralisé, capitaliste et individualiste, n’a que peu à voir avec nos aspirations (mais correspond-il pour autant aux aspirations passives de ceux qui s’y engagent de tout cœur, non sans le subir ?).
Parmi les expérimentations observées par Sabin, une noria singulière dans la campagne du Morbihan et d’Ille-et-Vilaine, celle d’un car aménagé en épicerie solidaire allant à la rencontre des habitants et colportant aussi bien les nouvelles que les produits nourriciers ou d’entretiens. Si le « Car à vrac » circule et remplit son office à merveille, c’est qu’une paire de bipèdes imaginatifs s’en occupe avec joie et courage. Émilie est assistante sociale à temps partiel et par intermittence, elle a refusé un CDI, le temps personnel est trop précieux pour être toujours empiété, d’autant qu’il y a aussi quelques moutons qui réclament de l’attention, et le potager, les plantes aromatiques, etc. Avec son conjoint Mathias, avec qui elle a deux enfants, Samuel et Wilhem, elle mène cette vie indépendante, entre une belle autonomie, voulue et construite, et l’essentielle sociabilité guidée par l’expérience continue du « Car à vrac ». À force d’entraide, de travail bénévole, d’intelligence collective, on s’empêche les uns et les autres de s’endormir ou s’atrophier, au contraire on concourt à un épanouissement que les courbes des habituelles statistiques oublieront de prendre en compte.
Voilà qui constitue une sorte de contre-exemple exemplaire dans un département où l’entreprise multinationale Lactalis, géant de l’agro-alimentaire, a reçu plus de dix millions d’euros d’aides publiques, peut-être en remerciement d’une pollution qu’elle a su occasionner en 2017, tuant plusieurs dizaines de milliers de poissons dans une rivière (La Seiche) !
N’est-ce pas là deux mondes qui s’opposent, celui de l’enrichissement sans frein et celui de la gratuité ? Lequel se rit de l’autre ? Nous savons de quel côté se trouve la viabilité, mais faire les mauvais choix est aussi une affaire humaine, erreur comprise. Et encore faut-il apprivoiser la peur de manquer ou d’être isolé, perdu. C’est un apprentissage de la survie qui passe par la sociabilité, le goût d’apprendre et de partager. Non sans goûter la joie de faire avec la matière vivante, en pétrissant la pâte à pain, ou encore la terre du jardin, et en voisinant avec les autres, des plus évidemment familiers aux plus divers, tous nécessaires à l’intensité de vie que chacun est en droit d’éprouver. Entre les habitudes qu’on s’est choisies et les surprises ménagées, l’ennui oublie de naître, non pas les inquiétudes, mais justement le chemin est à tracer encore, dans un inconnu qui n’a rien de foncièrement hostile.
Un jeune collectif installé à Kergoat, non loin de Brest. Cinq colocataires qui n’ont pas l’intention de se laisser dévorer par le travail ; aussi s’agit-il pour eux, en divisant un loyer, de ne pas être contraint à donner tout son temps pour seulement tenir le nécessaire. Et les voilà qui s’intéressent au Manifeste contre le travail rédigé par le groupe Krisis. À cet endroit on fabrique du pain et dehors une parcelle d’un hectare est investie par des plantations d’arbres fruitiers et par des cultures de pommes de terre, de courges, d’oignons ‒ deux des colocataires étant maraîchers, mais qui tiennent compte de l’avis des autres pour organiser ce champ. Le fournil où est cuit le pain sert aussi de salle des fêtes pour des bals, concerts, répétitions, ateliers de danse ou salle de boxe ; on le voit : toutes sortes de farines y sont ainsi traitées pour le meilleur. Membre de ce mini-groupe, Maelle, interlocutrice privilégiée de l’enquêteur, se confiant sur son parcours, elle semble regretter tant de temps perdu à l’école, concédant tout juste que les études qu’on a faites nous donnent sans doute plus facilement le droit de dire non (près de qui ?).
Ailleurs en Bretagne, nous rencontrons Diane, une artiste nomade qui a inventé d’aller vérifier sur place les plus étranges représentations de Google Map, celles-là même qui ont intrigué les personnes qu’elle s’offre de satisfaire en leur rapportant son témoignage d’une réalité que l’écran d’un ordinateur ou d’un smartphone ne peut rendre en aucun cas. Elle parle d’un « service d’exploration du monde virtuel ». Errante parmi les errant·es, elle s’habitue à vivre un peu quelque part, ne rapporte de ses excursions que des mots notés dans des carnets rigoureusement ordonnés. La voici maintenant à Rennes, participant à la vie sociale qui se tisse dans une friche industrielle, toujours à la rencontre des autres, dans la rue, dans les bus ou en partageant telle ou telle activité. Les liens nés ainsi sont ce qu’il y a de plus précieux, « les amitiés ont cet avantage sur les biens matériels qu’elles se partagent à l’envi sans jamais s’épuiser ».
« À côtoyer Diane, écrit Sabin, on pourrait croire que sa vie est dispersée, émiettée en autant d’activités formant un ensemble hétéroclite, éparpillée en journées qui ne se ressemblent pas, en rencontres aussi variées que l’autorise notre société stratifiée. Or, c’est justement ça qui pourrait servir de fil d’Ariane et de sextant : ce refus viscéral des cases et des frontières. Vivre dans une boîte, se laisser enfermer, voilà l’angoisse qui taraude Diane et dont elle cherche à s’échapper chaque jour… » et que toute fonction s’improvise dans l’instant, elle garde ses nuits pour écrire, consigner les événements, tous sensés, de la journée, même si tout va trop vite et qu’il y a le risque de devenir « consommateurs des expériences » que l’on vit. C’est aussi Diane qui a fait le constat que « c’est le confort qui t’empêche de rencontrer du monde. Il y a besoin d’avoir des manques dans sa vie pour pouvoir aller vers l’autre ».
N’est-ce pas Sénèque qui invitait à pratiquer la pauvreté, « afin de juger par soi-même », précisant que « la pire infortune ne privera pas de l’indispensable » ?
Il est sans doute significatif que Guillaume Sabin ne semble avoir à convoquer, en termes de littérature proprement dite sur la condition ouvrière, que l’inusable L’Établi de Robert Linhart et le plus récent À la ligne de Joseph Ponthus, qui nous parlent en tant que témoignages livresques d’un monde toujours à l’œuvre, celui de l’exploitation (plus guère usité, le terme recouvre pourtant une condition n’ayant pas cessé d’être). On pourrait citer aussi certains livres de Jean Meckert ou le roman de Roger Vaillant, 325 000 francs, comme autant de repères fictionnels hautement plausibles, marqueurs d’un esclavage toujours là, cruel, même s’il est euphémisé. Ou encore, le poète Thierry Metz, auteur notamment du Journal d’un manœuvre. Toujours est-il que la condition ouvrière aujourd’hui encore ne filtre guère des usines et autres enclos pour bipèdes asservis, qu’elle n’est pas ou bien peu partagée à l’extérieur, sauf le plus souvent par des « intermittents » qui ne la découvrent que pour mieux s’en éloigner, car elle est, de fait, insupportable, sauf à risquer de s’y éteindre.
Jean-Claude Leroy