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Charles Martel et la bataille de Poitiers, sur Dissidences

lundi 7 septembre 2015 :: Permalien

— REVUE de PRESSE —

Charles Martel et la bataille de Poitiers , sur Dissidences (été 2015).

William Blanc et Christophe Naudin s’étaient fait connaître du (grand) public avec la publication en 2013 du livre Les Historiens de garde, critique acérée de tout un courant réactionnaire de l’historiographie actuelle. Ils poursuivent leur démarche dans cette nouvelle étude, qui se veut en particulier contre-feu à toute une mythification de la bataille de Poitiers, sensible en particulier dans les franges les plus à droite de l’échiquier politique, afin « (…) d’apaiser les discours et d’empêcher les récupérations les plus éhontées. » (p. 265). Et le moins que l’on puisse dire, c’est que leur travail réserve nombre de surprises. Il s’agit même, n’ayons pas peur de le dire, d’un modèle méthodique, tant cette approche est à la fois plurielle et solide, possédant en outre une riche iconographie, largement mise à profit.
La première partie s’intéresse aux faits proprement dit, usant d’une bibliographie large et actualisée. Et d’emblée, en évoquant la conquête initiée par les successeurs de Mahomet, les deux auteurs insistent sur sa nature d’abord politique, appuyée sur un soubassement religieux (ils la qualifient dès lors d’islamique plutôt que de musulmane). Ils rappellent également le contexte géopolitique très particulier dont ont profité les cavaliers arabes, celui d’un affaiblissement conjoint des deux grands empires du Proche Orient, byzantin et perse sassanide, tout juste sortis d’un affrontement de longue durée, et également sujets à des dissensions internes de nature religieuse et à un poids jugé excessif de la fiscalité. La conquête ultérieure de l’Espagne, qui est d’ailleurs en proie, elle aussi, à des divisions intérieures, permet de relativiser le caractère implacable de la conquête islamique. D’autant que l’islamisation de la péninsule ibérique ne fut effective qu’à compter du IXe siècle. Concernant plus spécifiquement la bataille de Poitiers, sur laquelle les sources sont d’ailleurs fort divergentes, William Blanc et Christophe Naudin rappellent que le pouvoir de Charles Martel, maire du palais, repose sur son statut de chef de guerre, d’abord à l’est de la Gaule, puis en direction de l’Aquitaine et de son seigneur, le duc Eudes. Charles Martel profita donc de la tentative de razzia menée par l’émir de Cordoue, qui mourut dans l’entreprise, pour aider Eudes et le placer sous son contrôle. Car il n’était visiblement pas question, pour les troupes musulmanes, de conquérir et de convertir l’ensemble de la Gaule, simplement de réaliser une série de pillages. Les deux auteurs s’intéressent d’ailleurs aussi, et c’est là plus original et méconnu, au contexte en aval, la lutte entre Francs et Sarrasins se poursuivant en Provence, relativisant l’impact de la seule bataille de Poitiers. Guerre et paix connaissent alors une alternance marquée, de Pépin, fils de Charles, prenant Narbonne mais nouant de bonnes relations avec les Abbassides de Bagdad, à Charlemagne, menant une campagne militaire en Espagne omeyade – créant au passage la Catalogne – en profitant de ses dissensions internes, tout en soignant la diplomatie avec Bagdad là encore. Aucun manichéisme dans toutes ces relations, donc.
La plus grande partie du livre se consacre néanmoins à la mémoire séculaire de l’événement « Poitiers » et de la figure de Charles Martel. Ce dernier est en effet valorisé au xiiie siècle, avec les Grandes Chroniques de France, dans le souci de donner une filiation longue et solide aux Capétiens, mais sa place écrite comme visuelle y demeure mineure, la dimension religieuse n’étant de surcroît guère soulignée. Face à ce discours royal, une tradition ecclésiastique critique se dégage très tôt, en lien avec l’utilisation jugée abusive par Charles Martel des biens de l’Église afin de financer ses campagnes militaires : c’est celle du rêve de Saint Eucher, découvrant un Charles Martel souffrant en enfer, une idée reprise par Philippe le Bel, caressant la volonté d’apparaître comme un chef chrétien respectueux… Enfin, dans le domaine de la fiction, la Bourgogne au xve siècle voit publier des récits prenant de grandes libertés avec la réalité historique, témoignant en particulier d’une grande méconnaissance de l’islam (les Sarrasins y sont avant tout synonymes de païens). Poitiers et Martel s’avèrent ainsi d’une grande plasticité, ce qui se confirme dans les siècles ultérieurs. Là où un Sully utilise Martel pour justifier le changement de dynastie et l’accession au trône de la branche des Bourbons, De Boulainvilliers s’en sert pour défendre la noblesse face à l’absolutisme, et l’abbé Mably le peuple face à ce même absolutisme. C’est également au xviiie siècle que la dimension confessionnelle commence réellement à être prise en compte. Voltaire, en effet, défend l’islam comme incarnant les Lumières d’autrefois face à un Martel obscurantiste. Chateaubriand, quelques décennies plus tard, incarne son parfait opposé, lui qui défend le christianisme face au despotisme de l’islam, justifiant les croisades comme la légitime revanche de l’agression de Poitiers. Louis Philippe célèbre quant à lui Charles Martel à Versailles, au sein d’une série de tableaux commandés pour l’occasion, en tant que défenseur de la chrétienté (non sans un arrière-plan plus algérien, écho de la conquête alors en cours du territoire). Dans cette utilisation polymorphe, le cas le plus original est certainement celui de l’écrivain libanais Jurji Zaydan (1861-1914), auteur d’un roman abordant Charles Martel.
Il n’empêche, sur l’ensemble de la période étudiée, la bataille de Poitiers et Charles Martel demeurent minoritaires quant aux préoccupations des lettrés et aux goûts du grand public, y compris dans les œuvres d’art et les manuels scolaires à compter du xixe siècle. Quant à l’extrême droite, justement, ce n’est que récemment qu’elle s’est appropriée la figure de Charles Martel. Le basculement de positions pro-arabes, liées à un antisémitisme de longue durée, est à rechercher dans les événements du Kosovo en 1999 puis les attentats du 11 septembre 2001. Les écrits de Guillaume Faye ou les réflexions de la Nouvelle Droite (avec l’influence de Samuel Huntington), l’appropriation de Martel par le MNR de Bruno Mégret dès l’an 2000 (pour tenter de faire pièce à la Jeanne d’Arc du FN), puis par Marine Le Pen, Renaud Camus et le « Grand Remplacement », mais également, pour le grand public, les ouvrages de Dimitri Casali ou Lorant Deutsch, sont autant de jalons dans cette reconquête d’une image historique, dont on aura saisi toute la dimension opportuniste. Comme nous l’annoncions en introduction, ce livre est bien un modèle du genre, qui s’attache à déconstruire un mythe historique à travers la longue durée de sa représentation. Souhaitons que sur d’autres mythes, des recherches similaires soient menées de manière aussi sérieuse.

Jean-Guillaume Lanuque