Le blog des éditions Libertalia

Prisonnier de Jérusalem, dans Le Courrier de l’Atlas

jeudi 31 août 2023 :: Permalien

— REVUE de PRESSE —

Publié dans Le Courrier de l’Atlas, le 30 août 2023.

Pour la première fois, Salah Hammouri, qui avait toujours pris l’habitude d’utiliser le « nous, Palestiniens » parle à la première personne. Dans Prisonnier de Jérusalem, écrit en collaboration avec Armelle Laborie-Sivan, qui paraît ce jeudi 31 août aux éditions Libertalia, le Franco-Palestinien de 35 ans se livre comme jamais.

Salah Hammouri, incarcéré une dizaine d’années en Israël, revient en détail sur l’ignominie du régime colonial israélien et raconte, de l’intérieur, le système carcéral brutal mis en place par la puissance occupante pour détruire toute résistance palestinienne. Et qui, au final, au lieu de le briser, a renforcé la détermination de Salah Hammouri.
« Les interrogatoires, les incarcérations, les transferts, tout est conçu dans l’objectif de détruire psychologiquement les prisonniers palestiniens, afin qu’une fois sortis, ils soient dociles et renoncent à lutter pour leurs droits. Mais c’est un très mauvais calcul, les autorités israéliennes d’occupation se trompent complètement. […] Je suis sorti de chacun de mes emprisonnements plus fort et plus déterminé à poursuivre la résistance », écrit Hammouri.
Salah Hammouri a sept ans quand son oncle est arrêté par l’armée israélienne. Quelques jours avant le procès, le clan Hammouri est autorisé à lui rendre visite en prison. « Pour accéder au parloir, il fallait passer devant des grilles qui nous séparaient des détenus. Ni ma grand-mère ni ma tante ne se sont rendu compte que mon oncle faisait partie de ces prisonniers : il avait été tellement torturé pendant les interrogatoires qu’il était méconnaissable, mêmes pour elles. J’étais gosse, je ne me rendais pas compte de la gravité de la situation », se rappelle Salah Hammouri.
Neuf ans plus tard, c’est à son tour d’être arrêté. Il a 16 ans. En août 2001, en pleine seconde intifada, les Israéliens mènent des campagnes d’arrestations massives. Son tort ? Militer dans un syndicat lycéen. « J’étais un gosse, c’était la première fois que j’étais arrêté, et la situation était impressionnante. Ils m’ont directement emmené en section d’interrogatoire, m’ont fait entrer dans une simple pièce nue de 5 mètres carrés à peine et m’ont assis sur une chaise scellée au sol. Mes pieds et mes mains étaient menottés avec des chaînes attachées derrière le dos par un gros cadenas très lourd, qui rend impossible de détendre les bras », raconte Hammouri.
Un arrangement de « plaider-coupable », conclu avec la justice israélienne, le condamne alors à cinq mois de prison. La plupart des prisonniers palestiniens agissent ainsi. Le système de justice israélienne est tel que ceux qui refusent de tels accords se retrouvent systématiquement condamnés, le plus souvent à des peines très lourdes. « Ils ont face à eux des procureurs et des juges israéliens qui appartiennent au même corps militaire : “l’armée de justice” », explique Hammouri.
Un autre arrangement de plaider-coupable lui sera proposé le 17 avril 2008 pour sa troisième et plus longue incarcération. Il avait été arrêté trois ans plus tôt en 2005, et attendait toujours d’être jugé après 25 reports d’audience.
Accusé d’avoir projeté un attentat contre l’un des plus grands rabbins du pays, on lui proposa deux choix, une peine de sept ans ou une interdiction de territoire de quinze ans. Il accepta le premier. Il justifie alors ce choix : « Que répondre à ça ? C’était une pression terrible. J’ai partagé mon dilemme avec mes camarades de détention. […] Certains étaient contre cet exil. D’autres mon conseiller d’accepter, en utilisant ma nationalité française. […] Mon choix était de rester aux côtés de mes camarades et ne jamais profiter du privilège d’être français. Pour moi le cœur de la résistance et du combat implique ma présence physique en Palestine. »
À ses détracteurs, Salah Hammouri précise : « Aujourd’hui, certaines personnes de mauvaise foi me traitent de terroriste en prétendant que j’ai reconnu avoir voulu commettre un assassinat. Pourtant, elles savent bien que je n’ai jamais dit une chose pareille et que j’ai toujours nié ce dont on m’accusait. Si j’ai dû signer un accord de plaider-coupable proposé par le procureur d’un tribunal militaire au service d’une force occupante, c’est pour m’éviter une peine d’emprisonnement de 14 ans ou plus. »
Le livre est également truffé d’anecdotes, parfois douloureuses, comme ce jour où un camarade de cellule de Hammouri enfermé depuis vingt-cinq, ans avait reçu la visite de sa mère, atteinte d’Alzheimer et qui n’avait pas reconnu son fils, plongeant le prisonnier dans une immense tristesse. « De retour dans sa cellule, il sanglotait toujours, et quand on a compris ce qui s’était passé, on a tous été plongé dans un profond chagrin », se souvient Hammouri.
Mais au milieu de toutes ces difficultés, il y a surtout de la solidarité entre les prisonniers, où les journées sont rythmées comme du papier à musique : les prisonniers cuisinent et déjeunent ensemble, étudient ensemble. Des cours (philosophie, histoire, sciences politiques, etc.) sont assurés par de vieux prisonniers ou par un spécialiste d’un sujet particulier (journaliste, prof d’université). « Il fallait maîtriser le temps, pour qu’il ne nous écrase pas. Car les jours se suivaient et se ressemblaient terriblement », écrit Hamouri.
Aujourd’hui, interdit de séjour sur sa propre terre, – il a été expulsé à vie de Jérusalem vers la France en décembre dernier –, il continue la lutte, certain de la légitimité de son combat. Il multiplie les rencontres à travers le pays, pour faire connaître la situation en Palestine et porter la voix des prisonniers palestiniens. Il a été également invité au Sénat ou à l’étranger, comme aux Nations unies.
Une parole qui dérange de plus en plus. Depuis son retour forcé en France en décembre 2022, des groupes de soutien à la politique coloniale israélienne très bien organisés tentent de le faire taire lors de ses apparitions publiques.
« Ceux qui veulent m’empêcher de témoigner ne se contentent pas de m’insulter. Ils me reprochent d’utiliser le terme de “déportation” comme si j’en avais pas le droit. Ils semblent plus choqués par les mots que par les actes commis et ignorent les conventions internationales ou font comme si elles n’existaient pas. En se focalisant sur le mot “déportation”, ils essaient de jeter sur moi l’anathème de l’antisémitisme, l’arme absolue en Europe. Mais de même que les forces israéliennes fouillaient en vain mon domicile à la recherche d’armes, ils ne trouveront pas chez moi la moindre once d’antisémitisme. Je connais l’histoire du XXe siècle et je comprends que le mot déportation soit chargé pour les Européens. J’en suis désolé, mais je n’y suis pour rien. C’est le terme qui a été utilisé tant par les autorités ou la presse israélienne que par les ONG internationales pour définir ce qui m’est arrivé : une force occupante m’a déporté de ma terre natale, par la force et sous la contrainte », rectifie Hammouri.
Prisonnier de Jérusalem est un récit universel, fluide, empreint d’humanité, loin des habituels essais théoriques et élitistes. Et c’est sa force. Ce livre réussira à convaincre même celles et ceux éloignés de la cause palestinienne. À lire absolument.

Entretien avec Elsa Dorlin sur le Bondy Blog

jeudi 31 août 2023 :: Permalien

— REVUE de PRESSE —

Publié sur le Bondy Blog, le 29 août 2023.

Guadeloupe, Mai 67 :
« Cette histoire recèle le tragique d’une révolution manquée »

Philosophe et maître de conférence, Elsa Dorlin a signé, avec Mathieu Rigouste et Jean-Pierre Sainton, Guadeloupe Mai 67, Massacrer et laisser mourir. Ce livre documente un soulèvement, réprimé dans le sang, qui reste absent des livres d’histoire. Interview.

En mai 1967, la Guadeloupe est en ébullition. Tout commence par une agression raciste perpétrée par un Blanc (un béké, en créole), propriétaire de grands magasins, sur un vieil homme noir et handicapé. La colère monte.
Peu de temps après, les ouvriers du bâtiment de Pointe-à-Pitre se mettent en grève et revendiquent une hausse de salaire et de meilleures conditions de travail. Les colères se rejoignent. Rapidement, le mouvement est soutenu par les syndicats et différentes organisations indépendantistes qui prennent part aux manifestations.
Le 26 mai 1967, en marge des négociations, une phrase se répand : « Quand les nègres auront faim, ils reprendront le travail », aurait lancé un des représentants patronaux. Devant la chambre de commerce de la ville, les manifestants réagissent. Aux projectiles lancés sur les CRS répondent des tirs à balles réelles.
Voilà le point de départ de plusieurs jours de répression d’une violence inouïe. Si l’on s’en tient au bilan officiel, sept manifestants ont été tués. Mais les chiffres de différents historiens estiment qu’il y a eu entre 87 et 200 morts.
Guadeloupe Mai 67, Massacrer et laisser mourir retrace cette répression méconnue sous les plumes de Mathieu Rigouste, Jean-Pierre Sainton – décédé le 21 août 2023, à 68 ans – et Elsa Dorlin. Interview.

Pourquoi avoir choisi de revenir sur ces événements aujourd’hui ?

Ce livre est issu d’un colloque que j’avais organisé à l’Université Paris-8-Saint-Denis en mai 2017. À ce moment-là, la Commission dirigée par l’historien Benjamin Stora rendait son rapport officiel au gouvernement et qualifiait la répression de « massacre ».
Il était alors crucial de commémorer le cinquantenaire des événements et de rendre hommage aux victimes. Il s’agissait aussi, au sein d’une université hexagonale, de marquer cette date comme un fait massif de la colonialité républicaine.
Mai 67 est l’acmé d’une mobilisation syndicale contre le capitalisme racial et plantocratique (système social et politique où les planteurs, c’est-à-dire les propriétaires de plantations agricoles, détiennent le pouvoir économique, politique et social, NDLR).
Il s’inscrit dans un mouvement indépendantiste plus large, celui de la libération caribéenne et guyanaise, mouvement trop souvent oublié, y compris dans les bibliothèques décoloniales centrées sur les Amériques anglophones.
Nous avons besoin, pour les luttes présentes, de toutes les armes qu’offrent la culture, l’histoire et la mémoire des combats menés contre la violence impériale. Celle des dispositifs économiques, policiers et judiciaires, mais aussi sanitaires, sexuels, mémoriels, migratoires, scolaires, territoriaux…

Est-ce que vous pensez que la France conserve une mentalité néocoloniale dans la manière dont elle « administre » les quartiers ?

Mathieu Rigouste a réalisé un travail inédit sur le préfet Pierre Bolotte. Ce haut fonctionnaire fut en poste en Guadeloupe en mai 67 et aux commandes des forces de « maintien de l’ordre », en lien avec l’Intérieur et l’Élysée.
Il a retracé son parcours depuis l’Indochine, l’Algérie et la Seine-Saint-Denis où il est le premier préfet nommé à la création du département en 1968-1969. Nommé à la préfectorale en 1944 sous Vichy, Pierre Bolotte teste (au Vietnam, à Alger et à la Réunion) le déploiement de petites unités de police mobile dédiées à la contre-insurrection. Ces unités surveillent, infiltrent, terrorisent les organisations politiques et les civils. Cela se traduit par des patrouilles motorisées, des opérations systématiques de contrôle, des descentes de police éclair… Le but est de créer un état permanent d’insécurité pour les populations.
Pierre Bolotte double ce quadrillage policier par un contrôle social tout aussi répressif. Il impose notamment des politiques démographiques et migratoires. Elles se traduisent par la contraception forcée ou encore le Bumidom (organisme chargé des migrations des Antillais vers la métropole entre 1963 et 1981).
Figure de la doctrine française de la « pacification », Pierre Bolotte est à l’initiative de la création de la BAC 93, et autres brigades anticriminalité (BSN et BSVP). Elles sont déployées de jour comme de nuit dans les quartiers populaires pour y traquer les « ennemis intérieurs ».
Ce préfet reste en Guadeloupe l’un des principaux responsables du massacre. Dans l’article que j’ai écrit à la suite de celui de Mathieu Rigouste, je reviens sur les mouvements sociaux, politiques et intellectuels guyano-antillais des années 1950 et 1960 et leurs répressions sans commune mesure.
J’ai aussi pu retracer la circulation transatlantique des hauts fonctionnaires et militaires français qui sont passés de l’Algérie en Guadeloupe et en Martinique, notamment.
Les Antilles ont constitué un camp de retranchement ou un point de chute, en particulier quand l’Algérie française « est perdue ». À ce moment-là, il s’agit de conserver, quoi qu’il en coûte, les vieilles colonies qui constituent l’autre foyer incandescent d’insurrection.
Aussi, il y a eu une véritable politique, concertée, de recyclage de fonctionnaires et des troupes. Un recyclage aussi des plans sociaux, économiques, militaro-policiers pour mater les mouvements de libération nationale et maintenir sous dépendance les peuples caribéens.

Quels sont ces plans auxquels vous faites référence et comment sont-ils utilisés ?

En parallèle de la répression sanglante, c’est tout un arsenal de politiques économiques qui est déployé (notamment la monoculture de la banane aux dépens de la canne, le développement du tourisme, etc.).
C’est également le déploiement de plans d’urbanisme, d’aménagement du territoire, d’une armée d’assistances sociales pour le contrôle des familles et des femmes. Sur ce dernier point, on peut citer la création de la catégorie famille « monoparentale » qui vise spécifiquement les femmes antillaises.
On pourra enfin relever la mise en place d’un service militaire spécifique (SMA). Ce programme avait pour but d’envoyer les « domiens » travailler au service de l’État français dans « l’aide humanitaire ». À travers l’interdiction de journaux, la mutation forcée d’enseignant·es trop proches des mouvements anticoloniaux, ou jugé·es trop critiques, l’administration coloniale française tente la reprise du contrôle idéologique de la jeunesse. C’est ce que j’ai appelé une contre-insurrection idéologique.
Cet ensemble qui, en l’espace de vingt ans, actualise des formes de « faire mourir » par d’autres moyens que les balles, résonne tout particulièrement à l’annonce en janvier dernier de l’ordonnance de non-lieu dans le scandale d’État du chlordécone.
Revenir sur cette histoire me paraît vital, car nous avons sous les yeux le déroulé de technologies de pouvoir qui sont actuellement largement redéployées à l’échelle globale et en France en particulier.
L’héritage de ces luttes nous oblige à poursuivre notre engagement dans une politique des savoirs de la libération. Tant d’efforts ont été investis dans le saccage de cette histoire, jusqu’aux noms des victimes, jusqu’à leur nombre. Tant d’archives, de sépultures, de preuves, de liens et de communs, ont été détruits, ensevelis jusqu’à rendre amnésiques ou ignorant·es. À n’en pas douter, cette histoire recèle le tragique d’une révolution manquée et des armes dont nous avons besoin ici et maintenant.

Propos recueillis par Ambre Couvin

Une belle grève de femmes sur Retronews

jeudi 31 août 2023 :: Permalien

— REVUE de PRESSE —

Publié dans Retronews, le 14 août 2023.

Une « belle grève » de femmes :
retour sur la révolte des Penn sardin

L’hiver 1924-1925 voit le port breton de Douarnenez être le théâtre d’une grève victorieuse de milliers de femmes employées dans les conserveries de sardines. La journaliste Anne Crignon vient de publier Une belle grève de femmes, un percutant livre consacré à ce conflit qui a marqué toute la région.

RetroNews : Bonjour Anne. Qu’est-ce qui vous a motivé à écrire ce livre ?

Anne Crignon : J’ai eu la chance de grandir à Concarneau et je connais bien Douarnenez, et ce coin-là du Finistère. Il me semblait que l’histoire précise des Penn sardin était en train de s’effacer. Bien sûr, elles suscitent toujours autant d’admiration mais je me suis rendu compte qu’on ne connaissait plus de leur grève que les très grandes lignes – et même moi, au fond, je n’en savais pas grand-chose. C’est une mémoire qui commence à être filandreuse or ce serait un total contre-sens, en ce XXIe siècle qui prétend à un renouveau féministe, que d’oublier les Penn sardin et leur combat – victorieux qui plus est, ce qui n’est pas si courant.
Et puis, j’aime tellement lire. J’ai passé des jours et des jours dans les pages de livres anciens, magnifiques, oubliés, complètement épuisés. Enfin, il y avait un petit niveau de difficulté qui ne me déplaisait pas. Il s’agissait de reconstituer la vie quotidienne, le contexte politique et les six semaines et demie de grève comme on assemble un puzzle à dix mille pièces.

On voit dans votre livre que cette grève a suscité beaucoup d’écrits. Sur quoi vous êtes-vous appuyé pour votre documentation ?

J’ai d’abord cherché les livres en circulation, il y en avait peu, et puis les ouvrages d’occasion et anciens. J’ai trouvé par exemple le livre incroyable de Maurice Lucas, un historien qui vit toujours à Douarnenez et qui a écrit sur l’histoire économique et sociale de la ville. J’ai mis longtemps à mettre la main sur ce trésor. Parfois, je me suis appuyée sur les textes d’acteurs de la « grande grève » comme on l’appelle, par exemple sur le chapitre que Charles Tillon lui consacre dans ses mémoires, On Chantait rouge. Et puis j’ai lu les archives numérisées de La Dépêche de Brest et de L’Humanité.
Après des mois en immersion dans les livres et les articles, à souligner, annoter, recouper les récits, je suis partie pour Douarnenez pour retrouver où était l’hôtel dit « de la belle Angèle » où descendaient les militants venus aider la grève, ou pour flâner à la Croix et constater que le Bolomig a traversé la place en un siècle. J’ai cherché les usines, la rue Louise Michel, la maison où vécut le maire, Daniel le Flanchec, sur le port-Rhu. J’ai fait de longues promenades dans les rues de Douarnenez, désertes en hiver.

Vous vous êtes aussi appuyée sur les témoignages des grévistes recueillis dans les années 1980.

Oui, bien sûr, recueillis par Anne-Denes Martin, sans laquelle on n’aurait très peu de récits par les ouvrières d’usine elles-mêmes. Anne Denes Martin est une enseignante de Bordeaux qui a eu le coup de foudre pour Douarnenez au début des années 1990. Elle s’est installée dans une maison sur le port où elle venait en vacances. Très vite, elle est devenue amie avec d’anciennes ouvrières à la retraite. À l’époque, elles étaient déjà très âgées – certaines avaient plus de 90 ans –, aussi a-t-elle commencé à tout prendre en note, à tout enregistrer, et elle a publié son livre en 1994, Les ouvrières de la mer, titre choisi avec les Penn sardin.
Elles étaient tellement contentes qu’Anne-Denes Martin fasse ce travail qu’elles l’appelaient « notre livre ». Il faut aussi citer l’ouvrage de Jean-Michel Le Boulanger qui est d’une grande richesse et remarquablement écrit. Je n’ai pas cherché à le rencontrer, ni Maurice Lucas d’ailleurs (que je salue, s’ils lisent cette interview) de peur d’être intimidée et de ne plus oser faire ce que j’avais prévu de faire, qui sort évidemment des clous académiques, même si mon travail prétend à la rigueur historique. J’ai voulu faire aussi le récit d’une enquête, montrer ce qu’un journaliste peut faire quand il a le temps de bien travailler, de soigner ses lectures, de soigner son enquête.

Vous empruntez le titre de votre livre Une belle grève de femmes à une certaine Lucie Colliard.

Oui, Lucie Colliard était une militante communiste et féministe envoyée par la CGTU, une CGT à visée révolutionnaire née dans le sillage du congrès de Tours, pour soutenir les sardinières et les inciter à se politiser. En 1925, elle a publié une brochure aux Éditions de L’Humanité. Son récit est très beau, mais il ne fait que trente-sept pages…

On trouve sur Gallica un autre compte-rendu, rédigé en 1925 dans les Cahiers du Bolchévisme, par une autre militante communiste, Marie Dubois.

Ah mince alors, je suis passée à côté. Vous pouvez me l’envoyer ? Moi qui croyais avoir tout lu sur la grande grève [Rires].

Venons-en à la grève et à son contexte. Pouvez-vous d’abord expliquer ce que signifie le nom de « Penn sardin » ?

Vous ne le savez pas car ce n’est dit nulle part dans le récit et c’est volontaire – comme je ne suis pas historienne, j’ai pris quelques libertés. Penn sardin veut dire « tête de sardine » mais je ne voulais pas le traduire parce que c’est un peu insultant quand on y pense, non ? D’ailleurs, des témoignages montrent que certains patrons employaient le terme avec mépris, pour se moquer des ouvrières, alors qu’au départ, c’était simplement le nom de la coiffe que qu’elles devaient porter pour aller travailler.

Ce qui frappe d’emblée dans votre livre, c’est la dureté des conditions de travail et de vie des Penn sardin. On lit par exemple, dans cet extrait de la brochure de Lucie Colliard publié quelques mois après la grève dans La Vie ouvrière, qu’elles pouvaient travailler 72 heures en quatre jours.

Oui. Il faut se rappeler de cette phrase de Lucie Colliard s’adressant à l’une d’elles : « Ce qui est aussi certain, ma bonne camarade, c’est qu’on ne devrait jamais travailler comme ça. […] Il n’y a pas besoin, après ça, d’inventer un enfer après la mort. » Il y a aussi la réaction de Charles Tillon, qui pourtant en avait vu d’autres. Il avait été l’un des mutins de la mer Noire et cela lui avait valu le bagne. Eh bien malgré cela, il dit qu’en arrivant à Douarnenez, tout ce qu’il avait lu de Zola lui est « remonté sur le cœur ». Le jeune Tillon est traumatisé par ce qu’il voit, le travail des enfants, la misère. Charles Tillon qui sera le grand résistant que l’on sait, fondateur des FTP (Francs-tireurs et partisans), était très sensible. Prendre la mesure de l’exploitation des sardinières l’a profondément chagriné. Il a été à leurs côtés chaque jour pendant les six semaines et demie qu’a duré le bras de fer avec le patronat local.
En arrivant à Douarnenez, l’une des premières choses qu’il a faites est de mettre en place un système de garderie où les ouvrières déposaient les enfants pour aller manifester l’esprit plus libre. C’est Fabien Tillon, son petit-fils, qui m’a raconté ça. Il le tient directement de son grand-père.

Au-delà des militants, même le préfet fut choqué par la violence du patronat des conserveries de sardines.

Oui, et le commissaire de police de Douarnenez aussi. Ils sont écœurés par le comportement des patrons qui se croient au-dessus des lois. Et de fait, ils le sont. Ils ne respectent pas la législation en vigueur, par exemple le texte qui fixe la durée du travail à huit heures par jour ou celui qui exige qu’un enfant ait 12 ans pour travailler. Ils sont affiliés au Comité des forges qui est, au début du XXe siècle, une très puissante organisation patronale. Que les femmes emboîtent à en crever, les sabots dans les viscères de sardines, n’est pas leur problème.

Ils vont jusqu’à engager des hommes de main armés.

Des briseurs de grève, oui, qui arrivent de Paris – dix-sept heures de train – aux alentours de Noël. Ils sont payés, et très cher, pour semer la zizanie à Douarnenez, calomnier, et soudoyer les femmes pour qu’elles retournent à l’usine. Le 1er janvier 1925, dans un café, ils tirent sur Daniel Le Flanchec, le maire communiste de la ville, qui les agace car il est en train de chanter L’Internationale, attablé avec quelques amis. Il est grièvement blessé. A priori, faire usage des pistolets n’était pas prévu. Les mercenaires étaient ivres et ont fait n’importe quoi.

Pourquoi les femmes sont-elles le moteur de cette grève  ?

C’est très simple : parce que les maris ne sont pas souvent là. Ce sont des marins pêcheurs, ils sont en mer – un travail pour lequel, d’ailleurs, les usiniers négocient sans cesse au rabais. Les femmes ont l’habitude de s’occuper de tout à terre, et elles sont seules au jour de lancer la grève, ce qui n’empêchera pas les hommes de rejoindre le mouvement. Certains d’entre eux continuent d’aller pêcher, non plus pour faire tourner le commerce, mais pour assurer leur subsistance. En pleine grève, plusieurs meurent en mer.
On voit à quel point le quotidien des ouvrières était rude. En plus de devoir supporter un travail extraordinairement pénible, et de ne pas avoir le temps de s’occuper de leurs enfants, elles vivaient avec la peur constante de perdre un mari ou un fils. On ne peut pas s’imaginer, je crois, à quel point leur vie était difficile, mais aussi à quel point elles étaient vaillantes, parce que malgré tout, elles réussissaient à trouver un peu de joie dans la misère. Les sardinières parlent souvent de l’importance du chant dans leur quotidien, y compris à l’usine, où elles puisent l’énergie nécessaire pour mener tout de front.

La dureté de ces existences contraste avec l’opulence des patrons de conserverie.

Oui, d’autant plus que les usiniers habitent dans la ville, dans de très belles propriétés qui existent d’ailleurs toujours – l’une d’elles, une maison de maître sur le front de mer, abrite un hôtel où descendent aujourd’hui les touristes aisés. Ces maisons sont si belles qu’à l’époque les sardinières les appellent les « châteaux ». Les patrons ont pour habitude de se réunir à Quimper, le chef-lieu du département, dans le très chic café de l’Épée sur les bords de l’Odet et de partir chasser à courre dans les Côtes d’Armor. Le contraste entre le destin des unes et celui des autres laisse sans voix.

Dans ce mouvement collectif qu’est la grève, vous faites ressortir quelques individualités, comme Joséphine Pencalet.

Joséphine Pencalet est considérée comme l’héroïne de la grève. À en croire les Douarnenistes, elle fut la figure de proue, la meneuse, celle qui exhorta ses sœurs à prendre la rue. En réalité, on n’en sait rien. La légende est belle alors on a fait comme à la fin de L’Homme qui tua Liberty Valance, le chef-d’œuvre de John Ford : on a imprimé la légende.
Il est certain que Joséphine Pencalet était dans les cortèges. Charles Tillon lui-même a évoqué dans ses mémoires cette grande fille énergique tenant la drapeau rouge – mais on n’en sait pas plus. Elle ne fait pas partie du comité de grève et ne va pas accueillir Marcel Cachin, député et directeur de L’Humanité, lorsqu’il arrive à Douarnenez. En fait, elle est surtout connue parce que le Parti communiste a eu l’idée pour les élections municipales de 1925 de placer une femme dans chaque liste. C’était malin : à l’époque, les femmes n’avaient pas le droit de vote, mais rien n’interdisait explicitement qu’elles se présentent. Joséphine Pencalet a donc été élue – c’est l’une des premières femmes élues de France –, a siégé six mois avant d’être dégagée par une décision du Conseil d’État. Tout comme Charles Tillon d’ailleurs, au motif qu’il n’était pas encore domicilié à Douarnenez…

Le contexte de la révolution russe joue aussi à plein dans cette grève. On tente ainsi de réduire le combat des sardinières à un complot communiste. On lit par exemple dans La Journée industrielle du 20 décembre 1924, que « les communistes ont nié la nature politique de cette grève. Elle est au contraire nettement communiste ». Quelle fut l’implication réelle du PCF dans la grève ?

Les patrons disaient que la grève des Penn sardin n’était pas une « grève de la misère », mais un mouvement révolutionnaire. En comparant Douarnenez à un véritable soviet, ils espéraient ainsi disqualifier le combat et faire oublier les conditions de travail infligées aux ouvrières. Ceci dit, cette lutte était vraiment politique, même si les sardinières n’en avaient pas conscience au début. Un peu comme les gilets jaunes qui, en 2018, disaient qu’ils n’étaient « pas politiques ». En réalité, il n’y avait pas plus politique que ce que faisaient les sardinières.
Grâce aux communistes, une douzaine d’affiliés à la CGTU ou de députés venus leur « tenir le coude » comme elles disaient, les Penn sardin ont commencé à élaborer une pensée politique. Place de la Croix, peu à peu, les cancans ont fait place aux concepts. Et puis, il y avait une assemblée générale, tous les jours, aux halles, avec Flanchec le maire, Lucie Colliard et Charles Tillon. De plus, les placards qu’affichait dans les rues la mairie communiste constituaient de vrais petits cours de sciences politiques. Les « filles de fritures », comme on disait alors, ont donc commencé à manier des notions comme le capital, l’exploitation ; elles ont entendu parler de Marx. Le niveau de conscientisation est monté à toute allure.

Aujourd’hui, à Douarnenez et plus largement en Bretagne, se rappelle-t-on de la grève des Penn Sardin ?

Les Douarnenistes s’en souviennent très bien, tout comme ils se souviennent aussi de la première grève de femmes, en 1905 – victorieuse elle aussi, et qui a servi de répétition générale. S’il y a un risque de folklorisation, il est dû au tourisme de masse : la Penn sardin est parfois envisagée comme un ornement local, aux côtés de la marinière Armor Lux ou du bol à prénom des faïenceries Henriot. Mais à Douarnenez, on sait que leur victoire fut un encouragement dans toute la Bretagne.
Tout ce qu’elles ont obtenu, en plus d’être payées un franc de l’heure, on l’a appelé le « contrat de Douarnenez » et il a servi de modèle pour exiger de semblables droits à Concarneau, Saint-Guénolé, partout. C’est un héritage dont les Douarnenistes sont fiers.

À la fin de votre ouvrage, vous semblez tracer un parallèle entre la grève des Penn Sardin et les luttes actuelles. Pourquoi ?

Je crois qu’une telle histoire nous oblige. Le sociologue Bernard Friot, qui a beaucoup travaillé sur l’histoire de la sécurité sociale, explique qu’on a tort de parler d’« acquis » sociaux : rien de ce qui est social n’est jamais acquis. Cela a été conquis – et chèrement. Mieux vaux donc parler de « conquis sociaux », et avoir bien conscience qu’il faut toujours militer pour les préserver et pour que ne soit pas défait ce qui a été fait.
Quand on voit comment les femmes des usines de Douarnenez se sont battues, avec une sorte de majesté ouvrière, je pense qu’on leur doit vraiment de participer au combat actuel. On leur doit de continuer de défendre les conquis sociaux et de soutenir des luttes comme celle des femmes de Vertbaudet. On entend beaucoup dire que les mobilisations, les grèves, ça ne « sert à rien ». L’histoire des Penn sardin prouve le contraire.
À bien y regarder, elles n’avaient aucune chance de gagner. Imaginez : des femmes sans même le droit de voter, sous la flotte, dans le froid de l’hiver 1924, en sabots de bois, ce qui fait que leurs pieds étaient trempés en deux heures de manifestation. Elles n’avaient aucune chance face à des gens aussi déterminés et organisés que les riches patrons des conserveries. Et pourtant, elles ont gagné. Avec les Penn sardin, on sait cette chose précieuse : rien, jamais, n’est perdu d’avance.

Propos recueillis par William Blanc

Des élèves à la conquête du passé sur le blog de Charles Heimberg

jeudi 31 août 2023 :: Permalien

— REVUE de PRESSE —

Publié sur le blog Médiapart de Charles Heimberg, le 24 août 2023.

À l’école primaire, l’apprentissage de l’histoire par sa pratique

« Des élèves à la conquête du passé » : ce beau titre est celui d’un petit ouvrage qui est en même temps un magnifique témoignage raisonné sur une expérience d’enseignement de l’histoire innovant et possible à l’école primaire.

Magali Jacquemin est historienne. Elle a travaillé de manière approfondie sur l’abolition de l’esclavage à Saint-Domingue. Mais elle a choisi à un moment donné de sortir du monde académique pour exercer le métier de professeure des écoles. Dans ce cadre, elle enseigne l’histoire à de jeunes élèves, ce dont elle parle de manière très intéressante dans ce livre.
Dans sa pratique d’enseignante, l’autrice s’efforce de mettre en pratique la pédagogie Freinet, et cela imprègne tout ce qu’elle raconte. L’œuvre de Célestin et Élise Freinet est une référence qui demeure d’une grande actualité pour la pédagogie progressiste. Les conceptions qu’elle développe autour de la classe coopérative sont le fruit d’expériences pratiques dans le primaire qui ont pour horizon une perspective d’émancipation par une forme de mise en activité des élèves. Mais attention, ce n’est pas l’activité pour l’activité qui est visée, mais la possibilité d’un véritable apprentissage et d’une certaine compréhension critique du monde, ici dans le domaine et à partir de l’histoire.
En 1951, dans un texte cité par l’autrice (p. 10), Célestin Freinet stipulait « l’inutilité – et donc la nocivité – au premier degré de l’étude des événements et des dates qui ne sont que dates et événements, c’est-à-dire sans assise sûre dans la véritable connaissance historique » (L’Éducateur, n° 4, novembre 1951). Il ajoutait encore : « Pour connaître l’Histoire, même au-delà du premier degré, il n’y a qu’un moyen : acquérir la culture historique, puis posséder des mementos (sic) et des dictionnaires sur lesquels nous trouverons les dates dont nous pourrions avoir besoin et dont il nous paraît inutile et dangereux d’encombrer la mémoire de nos enfants. »
Il avait aussi écrit dans les années 1930 avoir « déclaré la guerre aux manuels scolaires. Les manuels d’histoire sont, à notre avis, ceux qui sont les plus antipédagogiques et les plus nocifs. II faut que nous en débarrassions au plus tôt nos écoles » (Revue pour l’ère nouvelle, décembre 1932). Soit dit en passant, cette « guerre » est malheureusement loin d’être close à près d’un siècle de distance.
Enfin, et surtout, l’un des principaux piliers de la méthode Freinet, incarné par l’idée de l’imprimerie à l’école, réside dans l’idée de stimuler l’imagination et la créativité des élèves par le biais de l’écriture et de la réalisation de journaux de classe.
Mais revenons à cette « conquête du passé ». L’exercice d’écriture réflexive que nous propose le livre de Magali Jacquemin produit d’emblée quelques beaux moments. Par exemple, lorsqu’il est stipulé sur un panneau au fond de la classe qu’« on est là pour apprendre, grandir, s’épanouir et s’émanciper » ; et qu’il est précisé que « s’émanciper, c’est sortir de soi, de ses habitudes pour découvrir de nouvelles choses, s’approprier celles qui nous conviennent, les transformer, aussi ; et devenir une vraie personne qui sait qui elle est et ce qu’elle veut pour vivre » (p. 18). Le lecteur ne pourra qu’apprécier cette manière d’expliciter une idée abstraite dont l’énonciation est en même temps prometteuse sans que l’on sache exactement de quoi. À l’école, en particulier lorsqu’on fait de l’histoire, c’est bien en effet un dépaysement et une découverte qui devraient être proposées, afin d’en faire quelque chose (se l’approprier, la transformer) qui puisse avoir du sens dans sa vie personnelle et sociale, celle qui est vécue comme celle que l’on souhaite, que l’on espère vivre.
Un autre élément à souligner concerne la manière d’entamer un enseignement de l’histoire à l’échelle d’une année. S’étonnant de l’appréhension négative de ses élèves à l’égard de l’histoire, l’autrice raconte comment elle entame désormais ce cours en se demandant d’abord avec eux à quoi cette matière peut bien servir, au lieu de leur imposer d’emblée des points de repères et des grandes périodes abstraites aussi intangibles que privées de sens avec une entrée en matière aussi traditionnelle. À quoi s’ajoute un second « geste inaugural » consistant à mettre les élèves au contact des archives, le lieu et ses documents authentiques, autour d’une question comme celle de savoir par exemple si leur école a toujours été située dans Paris (p. 103).
Les expériences relatées dans ce livre ont toutes pour caractéristique de porter sur une thématique relevant des classes populaires et des gens ordinaires. Cela correspond à la situation vécue par les élèves, à l’idée de partir de leur environnement proche, mais pas seulement ; il s’agit aussi et surtout d’une volonté de prioriser une histoire à hauteur des gens, susceptible de faire mieux comprendre la société.
Les thèmes abordés, qui sont riches et diversifiés, concernent notamment le contact direct avec des archives historiques locales, l’étude de l’histoire de son quartier (implantation, transformations industrielles), les figures féminines du mouvement ouvrier au XIXe siècle, la Première Guerre mondiale ou la mémoire de la guerre d’Algérie. Et bien d’autres encore.
Dans certains cas, après une phase de perplexité, les élèves se prennent au jeu et se montrent très entreprenants. Ils se servent dans les documents mis à leur disposition dans la classe et sa bibliothèque, et ils les lisent. Et leur travail aboutit parfois à des textes tout à fait impressionnants que Magali Jacquemin nous restitue. C’est une démarche d’enquête sur le passé authentique et complète, une manière de faire de l’histoire à un niveau à la fois accessible et stimulant pour ces élèves.
Ces récits, consignés dans des cahiers ou sur des panneaux, sont inspirés par des documents, mais ils sont aussi partiellement inventés, parce qu’ils sont explicitement des fictions historiques. Ou plutôt : ils sont en quelque sorte des docufictions dont la partie imaginée s’en tient autant que possible à du vraisemblable. Au fil de leurs enquêtes, ces élèves ont par ailleurs eu la possibilité et la chance de contacter des historiennes connaissant bien le sujet traité et qui ont commenté leurs démarches. Ainsi par exemple Amel a-t-elle pu échanger avec Raphaëlle Branche sur la question épineuse de la mémoire et des occultations de la guerre d’Algérie. Ludivine Bantigny était venue en classe présenter son travail sur la Commune de Paris. Des échanges ont aussi eu lieu avec Mathilde Larrère à propos d’un livre sur l’histoire des luttes contre le machisme. Ces contacts avec le monde des historiennes sont évidemment un plus.
À travers ces expériences, le travail enseignant est aussi collectif, donne lieu à des échanges. Dans ce cas particulier, l’autrice a travaillé avec un collègue qui lui a suggéré toutes sortes d’idées, non sans parfois lui rappeler en même temps que « l’enjeu c’est quand même d’arriver à leur faire produire du savoir historique » (p. 126). Mais comment cette question éminemment didactique se pose-t-elle dans l’ouvrage ?
Le cadre de travail est assez clair : éviter de poser d’emblée des savoirs tout faits, une chronologie tout établie, mais aiguiser la curiosité des élèves en leur fournissant des documents à partir desquels ils pourront se poser des questions et, petit à petit, établir une chronologie pour structurer un récit. La démarche de questionnement ne va toutefois pas de soi, passe parfois par une succession de consignes qui rassurent, mais consiste autant que possible à rendre possibles des formes d’autonomisation.
On retrouve ici la curiosité, la découverte, la prise d’initiative. Mais quel est le travail d’histoire qui a permis à ces élèves de réaliser leur production ? Le passage par le récit de fiction s’explique par le caractère lacunaire des informations contenues dans les documents qui sont à disposition. Or, en matière d’analogie et de comparaison, il est important de souligner que ce passé que les élèves relatent est définitivement passé, et que seules des traces imparfaites nous relient encore à lui.
La lecture des extraits des textes produits par les élèves est captivante. Quelle que soit la manière dont l’enseignante les a accompagnés, ils présentent une fraîcheur et se révèlent d’une richesse tout à fait remarquable. L’historienne Laurence De Cock, venue écouter ces récits sur la Grande Guerre, a préfacé un recueil de ces textes. Elle en tire une belle conclusion sur ce travail d’élèves : « Une chose est certaine, plus aucun d’entre eux ne verra la guerre 14-18 uniquement comme une date sur une frise chronologique ; toutes et tous ont compris que derrière des événement réduits à des dates, il y a des hommes, femmes, enfants qui ont pris en main leurs vies et ont marqué leur temps présent. » (p. 173)
Ce livre de Magali Jacquemin pourrait être suivi de mille prolongements, de mille réflexions. Loin de bien des travaux de didactique de l’histoire désincarnés et jargonnants, ce récit d’expérience ouvre des chemins et donne envie. Il parle d’une histoire à l’échelle humaine et de récits fictionnels qui ont à la fois l’honnêteté de se développer comme tels et la faculté de faire travailler dans l’imaginaire sa propre capacité d’agir. C’est en fin de compte un exercice de découverte des aventures humaines et de mise à distance de leur fatalité à travers le temps.
L’autrice insiste bien sur le fait que l’histoire scrute les différences et se demande en particulier ce qui a changé pour les gens d’une situation à l’autre. Elle est attentive à la nature du passé qu’elle privilégie pour le soumettre aux élèves afin qu’ils aient les meilleures chances d’en tirer du sens pour eux-mêmes. Et c’est sans doute sur cette question de la motivation et du sens, ici mobilisée grâce à de bons choix thématiques, que la démonstration au cœur de ce livre est la plus forte.
« Merci. Je vous dis merci car c’est la première fois qu’une enseignante s’occupe comme ça de l’histoire de nos enfants. Grâce à votre travail, j’ai raconté à mes enfants l’histoire de leur grand-père et je suis heureux de l’avoir fait. » (pp. 180-181)
Cet extrait d’une lettre de parent d’élève dit à sa manière tout l’intérêt de ce que ce livre raconte. Bien sûr, il met en exergue ce qui a marché. Mais il indique surtout des possibles qui redonnent de la perspective et de l’espoir en matière d’enseignement de l’histoire. Et ce n’est pas rien par les temps qui courent.

Charles Heimberg

Apprendre à désobéir sur Fahrenheit 451

vendredi 25 août 2023 :: Permalien

— REVUE de PRESSE —

Publié sur Fahrenheit 451, le 11 août 2023.

« “Désobéir ce n’est pas dire que tout est permis. C’est au contraire affirmer que certaines choses ne sont pas permises”, déclarait Jean-Pierre Vernant. » Laurence Biberfeld et Grégory Chambat reviennent sur cent cinquante ans de lutte et d’insoumission au sein de l’institution scolaire, de la naissance contrariée du syndicalisme dans l’éducation à la dénonciation du fichage informatique des élèves, en passant par les luttes « anti-hiérarchiques » et la résistance à la « rééducation » vichyste.
Sur les décombres de la Commune, Jules Ferry entend « clore l’ère des révolutions » avec son école, qu’il charge d’effacer le « sentiment » de l’existence de l’égalité plutôt que de dénoncer sa réalité, redoutant que le prolétariat se mêle de s’éduquer lui-même. Ses « hussards noirs de la République » forment « une armée lancée à la conquête d’un peuple qu’il s’agit de civiliser, pour son bien et pour le profit des classes supérieures éclairées ». Avec les nouvelles lois réglementant le travail des enfants, l’école gratuite, laïque et surtout, obligatoire constitue « une sorte de conscription intellectuelle et morale ». Il agit d’arracher la jeunesse aux griffes des congrégations religieuses, sans mettre en péril la cohésion nationale et morale. Obéissance, goût pour le travail et soumission aux devoirs sont les maîtres mots du nouveau catéchisme capitaliste. Cependant, le souci d’une éducation émancipatrice mise en avant par la Commune demeure le souci de beaucoup d’enseignants façonnés par les écoles normales, mais placés dans une situation ambiguë entre dévouement à l’institution qui les paye et les instrumentalise, ou aux enfants dont ils et elles ont la charge.

Les auteurs racontent d’abord quelques épisodes d’insoumission depuis l’école fondée par Henry David Thoreau qui démissionna de l’école publique états-unienne par refus de commettre des châtiments corporels, les révoltes lycéennes du XIXe siècle contre les injustices disciplinaires, l’expérience d’éducation libertaire de l’orphelinat Cempuis sous la direction de Paul Robin, pédagogue révolutionnaire, et sous le patronage de Ferdinand Buisson, directeur de l’Enseignement primaire. Alors que les syndicats d’enseignant·es ne sont pas autorisés avant 1924, certain·es se regroupent toutefois, dès 1872, au sein des Bourses du travail : « Le syndicalisme enseignant est né des luttes, dans et par la désobéissance ! » alors que depuis la défaite de Sedan, l’institution n’a pas négligé l’embrigadement belliciste de la jeunesse, une campagne hystérique dénonce une école sans Dieu et sans patrie en 1912. Si la plupart des enseignant·es se rangent derrière l’Union sacrée quelques mois plus tard, la « petite » fédération CGT de l’enseignement maintient sa ligne résolument internationaliste et hostile à la guerre, avec sa revue L’École émancipée, censurée dès octobre 1914. À partir d’août, le Carnet B permet d’arrêter des syndicalistes. La pratique éducative émancipatrice d’Élise et Célestin Freinet est présentée, ainsi que la réforme de l’enseignement du régime de Vichy lancée dès le 4 juillet 1940, accompagnée d’une purge des instituteur·trices, considéré·es comme les premier·es et véritables responsables de la défaite : 2 500 sont révoqué·es, suspendu·es, interpelé·es. Une importante représentation du corps enseignant compose les mouvements de résistance et « le procès de Nuremberg donnera raison aux “désobéisseurs“ en posant comme principe non seulement le droit et le devoir de désobéir à des ordres iniques, mais aussi le caractère criminel de l’obéissance dans certains cas ».
Dans les colonies, en Algérie notamment, l’école a été un instrument de la colonisation qui s’est retourné contre elle : la formation des élites locales aux principes universalistes des Lumières les a certainement incités à mettre leurs enseignants dehors. Cependant, comme l’explique le poète et militant communiste Bachir Hadj Ali : « C’est avec un peuple composé de 91 % d’illettrés qu’en novembre 1954 fut déclenchée l’insurrection victorieuse. Cela ne veut nullement dire que le colonialisme a été vaincu par l’ignorance. Cela veut dire tout simplement que s’il avait fallu attendre pour déclencher la lutte que l’ignorance fut vaincu, l’insurrection eut été renvoyée aux calendes grecques. »
Après 1968, la remise en cause de l’autorité se développe par l’intermédiaire de la pédagogie, « force de subversion et de contestation » : l’école et ses rouages (notes, inspections individuelles, directeurs) sont remis en cause au nom des besoins de l’enfant et de l’aspiration à un monde plus juste.
Plus proche de nous, l’histoire de RESF, créée en 2004 pour porter aide et secours aux élèves et aux parents d’élèves menacé·es d’expulsion : « L’école n’est pas protégée par la loi – qu’enjambent facilement des forces de l’ordre assurées d’une certaine impunité –, mais par les enseignant·es, les personnels, les parents et les enfants. »
En 2004, un rapport parlementaire propose, pour prévenir la délinquance, la pratique exclusive du français en famille. L’année suivante, un rapport de l’Inserm préconise le dépistage des « troubles de conduite » chez l’enfant dès le plus jeune âge. En décembre 2004, l’expérimentation du fichier Base-élèves débute avant l’autorisation de la CNIL au nom du « secret partagé », le maire peut y avoir accès et il peut être croisé avec des fichiers sociaux et ceux de la police.
En 2008, « une nouvelle culture de l’évaluation fondée sur la recherche de la performance » est mise en place, axée sur la performance et non sur les apprentissages, encore moins sur l’analyse et la réflexion. « La culture de l’évaluation, bien qu’elle se présente comme positive et ne jugeant l’élève que par rapport à lui-même, n’est efficace que pour discriminer, opérer une ségrégation précoce, exclure. » « La culture de l’évaluation élude un fait fondamental, qui est que l’humain est un animal social, et qu’il s’agit tout autant de former une société que les individus qui la composent. »
Face à ces offensives, correspondant aux recommandations de l’Union européenne et de l’OCDE pour une privatisation de l’enseignement, le front se diversifie. Aux sabotages et aux journées de grève, s’ajoute une nouvelle forme de contestation : le mouvement des « désobéissants » contre les nouveaux programmes Darcos prend de l’ampleur, sans toutefois dépasser la barre des 3 000 signataires de la charte de résistance pédagogique, ancrant dans les esprits que le fonctionnaire enseignant a « au nom de sa conscience et de sa raison, le devoir de ne pas obéir inconditionnellement aux ordres, aux lois, aux décrets et aux dispositifs pédagogiques qu’il juge contraire à son éthique et à ses convictions ».
En 2010, une nouvelle épreuve orale est inscrite au programme des concours de recrutements d’enseignants, pour juger la capacité des candidats à « agir en fonctionnaire de l’État et de façon éthique et responsable ». « Un “nouvel esprit du capitalisme” s’impose progressivement comme la force politique dominante, s’efforçant de récupérer et d’édulcorer le discours de la contestation, jusqu’à la subvertir. » « Non seulement le libéralisme s’infiltre dans l’école mais il la transforme en un marché à rentabiliser. » À peine élu, en 2012, François Hollande rend hommage à Jules Ferry et l’une des premières mesures de son gouvernement est de rétablir les cours de morale du CP à la terminale, marquant le ralliement de la gauche du gouvernement à « la rhétorique réac-publicaine ». Après les attentats de 2015, l’histoire et la laïcité sont convoquées pour célébrer la nation et les valeurs d’ordre. « La priorité, dans les quartiers populaires, n’est plus d’émanciper mais de “civiliser” : le “choc des cultures“ a remplacé la lutte des classes. » Dans le sillage de la Manif pour tous, la question scolaire s’invite, ciblant les programmes mis en place pour lutter contre les discriminations de genre, sur la base de rumeurs mensongères, obligeant toutefois le gouvernement à céder aux intégristes.
La réforme du collège portée par Najat Vallaud-Belkacem, outre une mobilisation classique, provoque une levée de bouclier sur les plateaux télés et à la une de certains magazines, « dans une surenchère nationaliste et rétrograde dénonçant une islamisation de l’école française ». Cette offensive réactionnaire qui entend réduire l’enseignement de l’histoire au « roman national », lui reproche notamment l’introduction de l’islam et de l’esclavage parmi les thèmes d’approfondissements obligatoires. Une fois encore le pouvoir recul. « Le discours réac-républicain est une machine à “fabriquer“ des “étrangers de l’intérieur”. »
Avec Emmanuel Macron, cette vision réactionnaire de l’école est mise en œuvre, sous le patronage de Jean-Michel Blanquer : « Notre système éducatif souffrirait de trop d’égalité, de trop de liberté, de trop de démocratie alors même que l’élitisme, la sélection, l’autoritarisme, les ségrégations et les discriminations caractérisent l’école du XXIe siècle. »

Les auteurs invitent donc plus que jamais à apprendre à désobéir à l’école, à la (re)politisation de celle-ci, mettant au goût du jour « l’idée d’une révolution scolaire et pédagogique, non pour la substituer à une révolution démocratique, sociale et écologique, mais pour l’accompagner et l’étayer ». Rétrospective fort intéressante, illustrée par de nombreux exemples de mobilisations, d’actions de sabotages inventifs notamment. À lire… pour préparer la rentrée !

Ernest London, le bibliothécaire-armurier